UE vs Cuba
Vàclav Havel: L’indécent hommage à Fidel Castro
Le Figaro, 28/01/2005.
Je me souviens très bien des situations difficiles, quelque peu grotesques, risquées et affligeantes dans lesquelles les diplomates occidentaux se trouvaient pendant la Guerre froide, à Prague. Ils devaient régulièrement résoudre le délicat problème de savoir s’ils devaient ou non inviter aux soirées données dans leurs ambassades les signataires de la Charte 77, les militants des droits de l’homme, les critiques du régime communiste, les hommes politiques réfugiés, ou même bannir les écrivains, les universitaires et les journalistes : tout un peuple avec lequel les diplomates sont généralement très accueillants.
Parfois, nous, les dissidents, n’étions pas invités mais nous recevions des excuses ; d’autres fois, nous étions conviés mais nous n’acceptions pas l’invitation pour ne pas compliquer la situation de nos courageux amis, les diplomates. Ou encore, nous étions invités bien avant l’heure dans l’espoir que nous serions déjà partis avant l’arrivée des représentants officiels, ce qui parfois se passait et d’autres fois non.
Quand cela ne se produisait pas, il arrivait que les représentants officiels partent en signe de protestation face à notre présence, ou alors nous partions précipitamment ou prétendions tous ne pas avoir remarqué les autres, ou, en de rares occasions, nous entamions des conversations les uns avec les autres, ce qui souvent représentait les seuls moments de dialogue entre le régime et son opposition (si l’on excepte nos rencontres devant les tribunaux). Tout cela se passait à l’époque où l’Europe et le monde étaient divisés par le Rideau de fer. Les diplomates occidentaux devaient prendre en compte les intérêts économiques de leurs pays mais, contrairement aux Soviétiques, ils avaient une considération sérieuse pour la philosophie «dissidence ou commerce».
Je ne me souviens pas d’avoir assisté, à cette époque, à la publication d’appels publics, de recommandations ou de décrets où l’Occident, voire ses institutions (Otan, la Communauté européenne, etc.), déclaraient qu’un groupe particulier de personnes à la pensée très autonome, quelle que soit la manière dont on définit cela, devait ne pas être invité aux soirées, célébrations ou réceptions diplomatiques.
Pourtant, c’est bien ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Une des institutions démocratiques des plus puissantes et des plus fortes au monde, l’Union européenne, n’a aucun scrupule à faire une promesse publique à la dictature cubaine pour instituer de nouveau un apartheid diplomatique. Les ambassades européennes de La Havane vont maintenant préparer leurs listes d’invités selon les souhaits du gouvernement cubain. La vision politique étriquée du premier ministre espagnol, le socialiste José Zapatero, l’a emporté (1).
Imaginons un instant ce qui va se passer : dans chaque ambassade européenne, quelqu’un sera chargé d’examiner la liste des invités, nom par nom, pour déterminer si la personne en question peut, et dans quelle mesure, se comporter librement et parler en public, si elle se montre critique à l’égard du régime ou même, encore, si elle a fait l’objet d’un emprisonnement politique. Les listes vont être réduites et des noms supprimés. Cela finit fréquemment par l’élimination d’amis personnels des diplomates chargés de filtrer les personnes avec qui ils ont coopéré sous diverses formes : intellectuelles, politiques ou matérielles. Et cela sera du pire effet quand les ambassades essaieront de masquer leur tri en invitant uniquement des diplomates aux réceptions de leurs ambassades à Cuba.
Je ne peux trouver aucun meilleur moyen pour l’Union européenne de salir le noble idéal de liberté, d’égalité et de respect des droits de l’homme qu’elle défend : les principes mêmes qu’elle réitère dans son traité constitutionnel. Pour protéger les profits des entreprises européennes dans l’île, les pays de l’Union représentés à La Havane (2) cesseront d’inviter des gens avec une certaine ouverture d’esprit dans leurs ambassades en biffant leurs noms sur un froncement de sourcil du dictateur et de ses complices. Il est difficile d’imaginer une pratique plus honteuse.
Les dissidents cubains se passeront allégrement, bien sûr, des cocktails occidentaux et des conversations polies tenues dans ces réceptions. Ces persécutions aggraveront certainement leur difficile combat, mais ils y survivront, assurément. Reste à savoir si l’Union européenne, elle, y survivra. Elle danse, aujourd’hui, au son de la musique de Fidel. Cela veut dire que, demain, elle pourrait très bien répondre à des appels d’offre pour construire des bases de missiles sur les côtes de la République populaire de Chine. Le jour suivant, elle pourrait se faire dicter ses décisions sur la Tchétchénie par les conseillers de Vladimir Poutine. Puis, pour des raisons inconnues, elle pourrait décider de conditionner son aide à l’Afrique aux liens fraternels avec les pires dictateurs africains.
Où cela s’arrêtera-t-il ? À la libération de Milosevic ? Au refus de visa pour le militant des droits de l’homme russe Sergey Kovalyov ? Aux excuses présentées à Saddam Hussein ? À l’ouverture de pourparlers de paix avec al-Qaida ? Il est suicidaire pour l’Europe de mettre en avant l’un de ses pires travers politiques qui consiste à dire que, pour parvenir à une certaine paix, le meilleur moyen est de rester indifférent à la liberté des autres. La vérité est à l’opposé : de telles politiques pavent le chemin de la guerre. Après tout, l’Europe s’unit pour défendre sa liberté et ses valeurs, pas pour les sacrifier à l’idéal de la coexistence harmonieuse avec des dictateurs et ainsi risquer l’infiltration progressive de son âme par un état d’esprit antidémocratique.
Je suis fermement convaincu que les nouveaux membres de l’UE n’oublieront pas leur expérience du totalitarisme et de l’opposition non violente au mal, et que cette expérience se reflétera dans la manière dont ils se comporteront au sein des institutions européennes. Cela pourrait très bien être, en effet, la meilleure contribution qu’ils puissent apporter aux fondements communs spirituels, moraux et politiques d’une Europe unie.
Vàclav Havel: Ancien président de la République tchèque.
Copyright : Project Syndicate, janvier 2005.
Traduit de l’anglais par Catherine Merlen.
(1) Les chefs de la diplomatie de l’UE devraient prendre position officiellement le 31 janvier (NDLR du Figaro).
(2) Allemagne, France, Grande-Bretagne, Espagne, Italie, Portugal, Pays-Bas, Belgique, Suède, Autriche, Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, et Grèce.
Le Figaro, 28/01/2005.
Je me souviens très bien des situations difficiles, quelque peu grotesques, risquées et affligeantes dans lesquelles les diplomates occidentaux se trouvaient pendant la Guerre froide, à Prague. Ils devaient régulièrement résoudre le délicat problème de savoir s’ils devaient ou non inviter aux soirées données dans leurs ambassades les signataires de la Charte 77, les militants des droits de l’homme, les critiques du régime communiste, les hommes politiques réfugiés, ou même bannir les écrivains, les universitaires et les journalistes : tout un peuple avec lequel les diplomates sont généralement très accueillants.
Parfois, nous, les dissidents, n’étions pas invités mais nous recevions des excuses ; d’autres fois, nous étions conviés mais nous n’acceptions pas l’invitation pour ne pas compliquer la situation de nos courageux amis, les diplomates. Ou encore, nous étions invités bien avant l’heure dans l’espoir que nous serions déjà partis avant l’arrivée des représentants officiels, ce qui parfois se passait et d’autres fois non.
Quand cela ne se produisait pas, il arrivait que les représentants officiels partent en signe de protestation face à notre présence, ou alors nous partions précipitamment ou prétendions tous ne pas avoir remarqué les autres, ou, en de rares occasions, nous entamions des conversations les uns avec les autres, ce qui souvent représentait les seuls moments de dialogue entre le régime et son opposition (si l’on excepte nos rencontres devant les tribunaux). Tout cela se passait à l’époque où l’Europe et le monde étaient divisés par le Rideau de fer. Les diplomates occidentaux devaient prendre en compte les intérêts économiques de leurs pays mais, contrairement aux Soviétiques, ils avaient une considération sérieuse pour la philosophie «dissidence ou commerce».
Je ne me souviens pas d’avoir assisté, à cette époque, à la publication d’appels publics, de recommandations ou de décrets où l’Occident, voire ses institutions (Otan, la Communauté européenne, etc.), déclaraient qu’un groupe particulier de personnes à la pensée très autonome, quelle que soit la manière dont on définit cela, devait ne pas être invité aux soirées, célébrations ou réceptions diplomatiques.
Pourtant, c’est bien ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Une des institutions démocratiques des plus puissantes et des plus fortes au monde, l’Union européenne, n’a aucun scrupule à faire une promesse publique à la dictature cubaine pour instituer de nouveau un apartheid diplomatique. Les ambassades européennes de La Havane vont maintenant préparer leurs listes d’invités selon les souhaits du gouvernement cubain. La vision politique étriquée du premier ministre espagnol, le socialiste José Zapatero, l’a emporté (1).
Imaginons un instant ce qui va se passer : dans chaque ambassade européenne, quelqu’un sera chargé d’examiner la liste des invités, nom par nom, pour déterminer si la personne en question peut, et dans quelle mesure, se comporter librement et parler en public, si elle se montre critique à l’égard du régime ou même, encore, si elle a fait l’objet d’un emprisonnement politique. Les listes vont être réduites et des noms supprimés. Cela finit fréquemment par l’élimination d’amis personnels des diplomates chargés de filtrer les personnes avec qui ils ont coopéré sous diverses formes : intellectuelles, politiques ou matérielles. Et cela sera du pire effet quand les ambassades essaieront de masquer leur tri en invitant uniquement des diplomates aux réceptions de leurs ambassades à Cuba.
Je ne peux trouver aucun meilleur moyen pour l’Union européenne de salir le noble idéal de liberté, d’égalité et de respect des droits de l’homme qu’elle défend : les principes mêmes qu’elle réitère dans son traité constitutionnel. Pour protéger les profits des entreprises européennes dans l’île, les pays de l’Union représentés à La Havane (2) cesseront d’inviter des gens avec une certaine ouverture d’esprit dans leurs ambassades en biffant leurs noms sur un froncement de sourcil du dictateur et de ses complices. Il est difficile d’imaginer une pratique plus honteuse.
Les dissidents cubains se passeront allégrement, bien sûr, des cocktails occidentaux et des conversations polies tenues dans ces réceptions. Ces persécutions aggraveront certainement leur difficile combat, mais ils y survivront, assurément. Reste à savoir si l’Union européenne, elle, y survivra. Elle danse, aujourd’hui, au son de la musique de Fidel. Cela veut dire que, demain, elle pourrait très bien répondre à des appels d’offre pour construire des bases de missiles sur les côtes de la République populaire de Chine. Le jour suivant, elle pourrait se faire dicter ses décisions sur la Tchétchénie par les conseillers de Vladimir Poutine. Puis, pour des raisons inconnues, elle pourrait décider de conditionner son aide à l’Afrique aux liens fraternels avec les pires dictateurs africains.
Où cela s’arrêtera-t-il ? À la libération de Milosevic ? Au refus de visa pour le militant des droits de l’homme russe Sergey Kovalyov ? Aux excuses présentées à Saddam Hussein ? À l’ouverture de pourparlers de paix avec al-Qaida ? Il est suicidaire pour l’Europe de mettre en avant l’un de ses pires travers politiques qui consiste à dire que, pour parvenir à une certaine paix, le meilleur moyen est de rester indifférent à la liberté des autres. La vérité est à l’opposé : de telles politiques pavent le chemin de la guerre. Après tout, l’Europe s’unit pour défendre sa liberté et ses valeurs, pas pour les sacrifier à l’idéal de la coexistence harmonieuse avec des dictateurs et ainsi risquer l’infiltration progressive de son âme par un état d’esprit antidémocratique.
Je suis fermement convaincu que les nouveaux membres de l’UE n’oublieront pas leur expérience du totalitarisme et de l’opposition non violente au mal, et que cette expérience se reflétera dans la manière dont ils se comporteront au sein des institutions européennes. Cela pourrait très bien être, en effet, la meilleure contribution qu’ils puissent apporter aux fondements communs spirituels, moraux et politiques d’une Europe unie.
Vàclav Havel: Ancien président de la République tchèque.
Copyright : Project Syndicate, janvier 2005.
Traduit de l’anglais par Catherine Merlen.
(1) Les chefs de la diplomatie de l’UE devraient prendre position officiellement le 31 janvier (NDLR du Figaro).
(2) Allemagne, France, Grande-Bretagne, Espagne, Italie, Portugal, Pays-Bas, Belgique, Suède, Autriche, Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, et Grèce.