I si Bush té raó ?
Guy Sorman: Et si Bush avait raison ?
Le Figaro, 26/02/2005.
Le gouvernement américain a peut-être gagné la guerre en Irak. En tout cas, il ne l’a pas perdue ; les images des électrices irakiennes le 30 janvier dernier — brandissant le V de la victoire, les doigts maculés d’encre violette, au sortir des urnes — auront, dans l’opinion américaine, justifié les épreuves et comme effacé la mémoire des victimes. Il est étonnant que plus de mille soldats américains tués en Irak n’aient pas soulevé là-bas une émotion particulière, et les raisons qui furent initialement invoquées pour intervenir — les armes de destruction massive — sont à peu près oubliées : la guerre apparaît rétrospectivement comme juste — une guerre à la fois contre le terrorisme et pour la démocratie. On rappellera en particulier, parce que c’est rarement signalé en Europe, que plus de trois cent mille cadavres, exécutés du temps de Saddam Hussein, ont été exhumés de charniers découverts par l’armée américaine. Même l’opposition démocrate à George W. Bush est à peu près ralliée à l’intervention armée, à commencer par la prochaine candidate, Hillary Clinton. La paix soudain possible entre Israéliens et Palestiniens renforce aussi l’analyse de Bush et du clan conservateur qui, depuis quatre ans, subordonnaient toute négociation à une démocratisation préalable du camp palestinien ; la mort d’Arafat aidant, le nouveau président palestinien semble avoir été élu dans des circonstances plus démocratiques que tous les leaders du monde arabe.
Toujours au bénéfice de George W. Bush, les élections en Afghanistan ont légitimé Hamid Karzaï, qui fut initialement désigné de manière arbitraire. En Arabie saoudite, la monarchie a organisé des élections municipales, prélude aussi à une consultation démocratique plus vaste ; les émirats du golfe Persique s’ouvrent aux débats politiques et le Qatar convoque pour la fin mars une conférence sur la démocratie et le libre-échange. Le souverain de Jordanie a déclaré qu’il était impossible de gouverner le monde arabe de manière despotique et, en Egypte, fait sans précédent, des candidats se dressent contre Hosni Moubarak.
Le vaste dessein des conservateurs — celui de redessiner la carte du Proche-Orient comme préalable à la paix, au développement économique et à l’éradication du terrorisme — paraissait, quand il fut énoncé, une forme de délire idéologique ; à ce jour, il est presque réaliste.
Les Européens, les Français et les Allemands particulièrement, en sont quelque peu embarrassés ; n’avaient-ils pas promis, gouvernants et médias réunis, que la rue arabe se soulèverait, que l’islam s’embraserait, que l’armée américaine s’enliserait, que les attentats terroristes se multiplieraient, et que la démocratie ne décrétait ni ne s’exportait ? Ces drames ne se sont pas produits ; soit Bush a de la chance, soit il est trop tôt pour en juger, soit son analyse n’était pas fausse.
Il semble acquis, en tout cas, que les principes de la démocratie libérale sont parfaitement compris dans le monde arabe ; les Européens, trop sceptiques, avaient sous-estimé le désir de liberté de ces nations. Avant les dictatures militaires installées dans les années 50, bien des nations arabes avaient expérimenté des Parlements élus, une presse libre, des universités ouvertes. L’intervention américaine aura permis de renouer avec cette tradition libérale tandis que les dictateurs, comme les islamistes radicaux, sont marginalisés.
Le temps d’un premier bilan, provisoire, est donc arrivé des deux côtés de l’Atlantique. Chez Bush et les conservateurs, les élections en Irak ont confirmé une confiance satisfaite en leur idéologie : ils continueront donc à exporter la démocratie et ils n’excluront aucune option pour y parvenir. L’intervention militaire est l’une de ces options, l’armée américaine ayant démontré sa supériorité absolue et sa capacité d’absorber des pertes humaines. Les dirigeants américains se perçoivent donc de plus en plus comme une force révolutionnaire, contre le despotisme oriental et contre les forces du statu quo européennes.
En face, les Européens restent divisés et désorientés. Les Britanniques, l’Europe du Nord (Danemark, Pays-Bas) et de l’Est (Pologne, République tchèque, Slovaquie) partagent à peu près l’idéologie démocratique américaine, mais ni les Français, ni les Allemands, ni les Belges ne s’y résolvent. La France, la Belgique et l’Allemagne apparaissent comme immobiles, satisfaites de la carte du monde telle qu’elle existe, disposées à s’accommoder des tyrannies chinoise, russe, nord-coréennes ou iranienne ; les élites politiques et économiques de ces nations estiment que le commerce et la diplomatie valent mieux que l’écriture de l’histoire et l’exportation de la démocratie.
Seul le Liban, dans la diplomatie française, fait exception au principe de statu quo. Parce que la Syrie n’est pas dangereuse ? Mais ce n’est pas le gouvernement français qui a provoqué la révolte des Libanais ; comme l’a déclaré Walid Joumblatt, le leader historique des Druzes, jusque-là notoirement antiaméricain : «Le soulèvement contre l’occupation syrienne a été rendu possible par l’invasion américaine de l’Irak.» Au total, l’absence d’une vision globale dans le camp franco-allemand ne constitue pas un projet dynamique qui puisse rivaliser avec celui des Américains.
Si George W. Bush et les conservateurs américains feignent d’hésiter entre les deux options, la diplomatie ou la guerre, n’y croyons pas trop : l’hésitation sera de courte durée. À moins que les Européens n’obtiennent un dégel de l’Iran, de la Russie et de ses satellites comme la Biélorussie ou de la Corée du Nord dans les tout prochains mois, le gouvernement américain engagera une deuxième vague de démocratisation. Les conservateurs à Washington sont persuadés que les peuples opprimés souhaitent cette deuxième vague et probablement, s’ils pouvaient voter, les Egyptiens n’éliraient plus Moubarak, les Tunisiens se débarrasseraient de Ben Ali, les Chinois du Parti communiste et les Iraniens des ayatollahs. Poutine, en Russie, résisterait-il à une presse libre ? Ce n’est pas certain. En France, foyer historique des droits de l’homme, on ne peut oublier complètement ce désir de dignité dans toutes les nations.
Le Figaro, 26/02/2005.
Le gouvernement américain a peut-être gagné la guerre en Irak. En tout cas, il ne l’a pas perdue ; les images des électrices irakiennes le 30 janvier dernier — brandissant le V de la victoire, les doigts maculés d’encre violette, au sortir des urnes — auront, dans l’opinion américaine, justifié les épreuves et comme effacé la mémoire des victimes. Il est étonnant que plus de mille soldats américains tués en Irak n’aient pas soulevé là-bas une émotion particulière, et les raisons qui furent initialement invoquées pour intervenir — les armes de destruction massive — sont à peu près oubliées : la guerre apparaît rétrospectivement comme juste — une guerre à la fois contre le terrorisme et pour la démocratie. On rappellera en particulier, parce que c’est rarement signalé en Europe, que plus de trois cent mille cadavres, exécutés du temps de Saddam Hussein, ont été exhumés de charniers découverts par l’armée américaine. Même l’opposition démocrate à George W. Bush est à peu près ralliée à l’intervention armée, à commencer par la prochaine candidate, Hillary Clinton. La paix soudain possible entre Israéliens et Palestiniens renforce aussi l’analyse de Bush et du clan conservateur qui, depuis quatre ans, subordonnaient toute négociation à une démocratisation préalable du camp palestinien ; la mort d’Arafat aidant, le nouveau président palestinien semble avoir été élu dans des circonstances plus démocratiques que tous les leaders du monde arabe.
Toujours au bénéfice de George W. Bush, les élections en Afghanistan ont légitimé Hamid Karzaï, qui fut initialement désigné de manière arbitraire. En Arabie saoudite, la monarchie a organisé des élections municipales, prélude aussi à une consultation démocratique plus vaste ; les émirats du golfe Persique s’ouvrent aux débats politiques et le Qatar convoque pour la fin mars une conférence sur la démocratie et le libre-échange. Le souverain de Jordanie a déclaré qu’il était impossible de gouverner le monde arabe de manière despotique et, en Egypte, fait sans précédent, des candidats se dressent contre Hosni Moubarak.
Le vaste dessein des conservateurs — celui de redessiner la carte du Proche-Orient comme préalable à la paix, au développement économique et à l’éradication du terrorisme — paraissait, quand il fut énoncé, une forme de délire idéologique ; à ce jour, il est presque réaliste.
Les Européens, les Français et les Allemands particulièrement, en sont quelque peu embarrassés ; n’avaient-ils pas promis, gouvernants et médias réunis, que la rue arabe se soulèverait, que l’islam s’embraserait, que l’armée américaine s’enliserait, que les attentats terroristes se multiplieraient, et que la démocratie ne décrétait ni ne s’exportait ? Ces drames ne se sont pas produits ; soit Bush a de la chance, soit il est trop tôt pour en juger, soit son analyse n’était pas fausse.
Il semble acquis, en tout cas, que les principes de la démocratie libérale sont parfaitement compris dans le monde arabe ; les Européens, trop sceptiques, avaient sous-estimé le désir de liberté de ces nations. Avant les dictatures militaires installées dans les années 50, bien des nations arabes avaient expérimenté des Parlements élus, une presse libre, des universités ouvertes. L’intervention américaine aura permis de renouer avec cette tradition libérale tandis que les dictateurs, comme les islamistes radicaux, sont marginalisés.
Le temps d’un premier bilan, provisoire, est donc arrivé des deux côtés de l’Atlantique. Chez Bush et les conservateurs, les élections en Irak ont confirmé une confiance satisfaite en leur idéologie : ils continueront donc à exporter la démocratie et ils n’excluront aucune option pour y parvenir. L’intervention militaire est l’une de ces options, l’armée américaine ayant démontré sa supériorité absolue et sa capacité d’absorber des pertes humaines. Les dirigeants américains se perçoivent donc de plus en plus comme une force révolutionnaire, contre le despotisme oriental et contre les forces du statu quo européennes.
En face, les Européens restent divisés et désorientés. Les Britanniques, l’Europe du Nord (Danemark, Pays-Bas) et de l’Est (Pologne, République tchèque, Slovaquie) partagent à peu près l’idéologie démocratique américaine, mais ni les Français, ni les Allemands, ni les Belges ne s’y résolvent. La France, la Belgique et l’Allemagne apparaissent comme immobiles, satisfaites de la carte du monde telle qu’elle existe, disposées à s’accommoder des tyrannies chinoise, russe, nord-coréennes ou iranienne ; les élites politiques et économiques de ces nations estiment que le commerce et la diplomatie valent mieux que l’écriture de l’histoire et l’exportation de la démocratie.
Seul le Liban, dans la diplomatie française, fait exception au principe de statu quo. Parce que la Syrie n’est pas dangereuse ? Mais ce n’est pas le gouvernement français qui a provoqué la révolte des Libanais ; comme l’a déclaré Walid Joumblatt, le leader historique des Druzes, jusque-là notoirement antiaméricain : «Le soulèvement contre l’occupation syrienne a été rendu possible par l’invasion américaine de l’Irak.» Au total, l’absence d’une vision globale dans le camp franco-allemand ne constitue pas un projet dynamique qui puisse rivaliser avec celui des Américains.
Si George W. Bush et les conservateurs américains feignent d’hésiter entre les deux options, la diplomatie ou la guerre, n’y croyons pas trop : l’hésitation sera de courte durée. À moins que les Européens n’obtiennent un dégel de l’Iran, de la Russie et de ses satellites comme la Biélorussie ou de la Corée du Nord dans les tout prochains mois, le gouvernement américain engagera une deuxième vague de démocratisation. Les conservateurs à Washington sont persuadés que les peuples opprimés souhaitent cette deuxième vague et probablement, s’ils pouvaient voter, les Egyptiens n’éliraient plus Moubarak, les Tunisiens se débarrasseraient de Ben Ali, les Chinois du Parti communiste et les Iraniens des ayatollahs. Poutine, en Russie, résisterait-il à une presse libre ? Ce n’est pas certain. En France, foyer historique des droits de l’homme, on ne peut oublier complètement ce désir de dignité dans toutes les nations.
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