Adler.— Pourquoi a-t-on tué Rafic Hariri ?
Alexandre Adler: Pourquoi a-t-on tué Rafic Hariri ?
Le Figaro, 16/02/2005.
Dans l’Union soviétique stalinienne, selon la savoureuse formule d’Annie Kriegel, les grands procès remplaçaient avantageusement les congrès. C’était là, au banc des accusés, que l’on pouvait comprendre à demi-mots les politiques que Staline avait combattues et la ligne stratégique qu’il faisait adopter. Il suffisait ainsi d’interpréter correctement le procès des maréchaux autour de Toukhatchevski pour appréhender le début de l’infléchissement de Moscou vers l’Allemagne hitlérienne, deux années et demie avant le faux coup de tonnerre du pacte germano-soviétique.
Chez les Syriens, adeptes nostalgiques mais plus frustes encore des méthodes staliniennes, le procès aura été remplacé par le meurtre pur et simple, ce meurtre dont Montesquieu nous disait qu’il était le principe régulateur des despotismes. L’assassinat de Kamal Joumblatt, quelques mois après le premier armistice survenu dans la guerre civile libanaise, manifestait l’abandon définitif par Damas de son alliance avec les Palestiniens et le début du dialogue stratégique avec les Etats-Unis. L’assassinat de Bachir Gemayel, en 1982, exprimait, cette fois-ci, le tournant de gauche d’un Etat syrien désormais allié étroitement au chiisme iranien du Hezbollah et capable de mettre en échec Israël, les Etats-Unis et la France. Les assassinats groupés de Dany Chamoun et de quelques autres astres moins brillants de la constellation chrétienne en 1991, rappelaient que la Syrie était désormais en mesure d’administrer directement le Liban, notamment chrétien, avec l’assentiment des Etats-Unis. Que signifie donc l’assassinat spectaculaire de Rafic Hariri dans cette logique de meurtre sémiologique si distinctif du pouvoir syrien dans son exercice normal ?
La Syrie traverse une fois de plus une phase extrêmement tendue et difficile de sa brève existence d’Etat : le pays est en effet une caricature de ces montages minoritaires dont le Baas s’est montré friand. La Syrie est l’expression parfaite d’une construction artificielle où 12% de la population, la secte syncrétiste des alaouites — mélange de chiisme hétérodoxe, de cryptochristianisme johannique et de rémanences zoroastriennes — contrôle à elle seule cent pour cent du pouvoir militaire et exerce un ascendant indiscuté sur le pouvoir politique. Cette construction est devenue proprement intenable avec l’effondrement du système Saddam en Irak. Comme Hafez el-Assad était un politique habile et modéré dans ses intentions stratégiques, sinon dans ses méthodes, les alaouites n’ont tout de même pas créé en Syrie un système despotique comparable à celui de l’Irak.
La Syrie pourra donc être préservée d’une explosion, pour peu que les alaouites commencent à faire place de plus en plus à la communauté majoritaire du pays, les sunnites. Tous les détenteurs du pouvoir syrien sont d’accord sur cet objectif, mais ils se divisent radicalement sur la suite. Pour simplifier, les uns sont tentés par une fuite en avant militaire et terroriste, où la population sunnite, attirée par l’islamisme radical, se retrouvera dans un front uni nationaliste et anti-américain avec le pouvoir. Déjà fort engagés dans une réconciliation totale avec le Baas de Saddam Hussein au début de 2003, les nationalistes avaient aussi de longue main négocié une amnistie générale pour la direction des Frères musulmans réfugiés en Allemagne depuis des années. Ce sont ces mêmes hommes — parmi lesquels figurent en bonne place les vieux associés sunnites d’Assad père : Farouk Chareh, le ministre des Affaires étrangères, et Abdel-Halim Khaddam, le vice-président de la République —, qui ont jeté toute leur énergie dans le soutien à l’insurrection irakienne, fournissant notamment à al-Zarqaoui et à une branche très prosaoudienne d’al-Qaida, le gîte et le couvert.
L’autre tendance, représentée par une génération plus jeune, souhaitait, au contraire, prendre acte du changement intervenu, retrouver une forme de dialogue avec les Etats-Unis et même coopérer ponctuellement avec ceux-ci dans la traque d’Oussama ben Laden. Bachar al-Assad, moderniste hésitant mais sincère, nostalgique de ses études londoniennes et ami par intermittence du roi de Jordanie Abdallah, soutenait la seconde option.
Or, ce conflit des Anciens et des Modernes est formidablement compliqué par les questions libanaises. Car les Anciens et les Modernes, à Damas, se retrouvent tout de même sur un rejet absolu de tout retrait du Liban, tant la société syrienne ne survit aujourd’hui que par la véritable perfusion opérée par l’économie libanaise, dans tous ses segments, depuis les mandats des ouvriers syriens immigrés sur les chantiers de Beyrouth, jusqu’au butin raflé par les généraux de l’armée d’occupation. A l’inverse, les partisans de l’indépendance libanaise n’ont cessé de s’enhardir à mesure que le rapprochement franco-américain en cours faisait peser sur la Syrie une pression de plus en plus insupportable. Les élections législatives libanaises prévues pour le printemps prochain signifieront, après les élections palestiniennes et irakiennes, l’expression d’un pouvoir populaire très largement acquis au retour à l’indépendance et reposant, au plus haut niveau, sur la réconciliation des deux grands adversaires de la guerre civile des années 70-80 : les chrétiens groupés autour du patriarche maronite, le cardinal Sfeir, et les Druzes de Walid Joumblatt.
Le ralliement du premier ministre sunnite Rafic Hariri, après que ce dernier a claqué la porte du gouvernement pour protester contre l’obstination syrienne, achevait le processus d’encerclement de Damas. Il fallait en sortir. Mais pourquoi ce meurtre si spectaculaire ?
Dans l’état actuel des choses, il est peu probable que les diverses communautés libanaises vont se trouver impressionnées au point de renoncer à leur démonstration de force électorale, ni que les Etats-Unis et la France reculeront devant cette manifestation de résolution de Damas. Il ne nous reste donc qu’une explication légèrement plus complexe, qui nous renvoie au bras de fer actuel au sein du pouvoir baasiste-alaouite de Damas : en précipitant la crise, l’aile dure du régime a choisi la voie de l’affrontement et de l’alignement sur le radicalisme sunnite. L’Iran est de plus en plus méfiant à l’égard de son allié syrien, et le chef du Hezbollah libanais lui-même, Hassan Nasrallah, avait commencé, sous les ordres de Téhéran, un début de dialogue avec Rafic Hariri et Walid Joumblatt pour se rallier à l’indépendance du Liban.
Nous en arrivons ainsi à la conclusion provisoire que le terrible meurtre de Rafic Hariri vise prioritairement Bachar al-Assad et le réduit modéré occidentaliste à Damas ; il annonce la grande rupture stratégique de vieux alliés de vingt ans, la Syrie et l’Iran, dont l’un ne peut se résigner au basculement chiite de l’Etat irakien, et l’autre ne peut faire autrement que de le soutenir, parfois pour des raisons plus émotionnelles que stratégiques.
Le Figaro, 16/02/2005.
Dans l’Union soviétique stalinienne, selon la savoureuse formule d’Annie Kriegel, les grands procès remplaçaient avantageusement les congrès. C’était là, au banc des accusés, que l’on pouvait comprendre à demi-mots les politiques que Staline avait combattues et la ligne stratégique qu’il faisait adopter. Il suffisait ainsi d’interpréter correctement le procès des maréchaux autour de Toukhatchevski pour appréhender le début de l’infléchissement de Moscou vers l’Allemagne hitlérienne, deux années et demie avant le faux coup de tonnerre du pacte germano-soviétique.
Chez les Syriens, adeptes nostalgiques mais plus frustes encore des méthodes staliniennes, le procès aura été remplacé par le meurtre pur et simple, ce meurtre dont Montesquieu nous disait qu’il était le principe régulateur des despotismes. L’assassinat de Kamal Joumblatt, quelques mois après le premier armistice survenu dans la guerre civile libanaise, manifestait l’abandon définitif par Damas de son alliance avec les Palestiniens et le début du dialogue stratégique avec les Etats-Unis. L’assassinat de Bachir Gemayel, en 1982, exprimait, cette fois-ci, le tournant de gauche d’un Etat syrien désormais allié étroitement au chiisme iranien du Hezbollah et capable de mettre en échec Israël, les Etats-Unis et la France. Les assassinats groupés de Dany Chamoun et de quelques autres astres moins brillants de la constellation chrétienne en 1991, rappelaient que la Syrie était désormais en mesure d’administrer directement le Liban, notamment chrétien, avec l’assentiment des Etats-Unis. Que signifie donc l’assassinat spectaculaire de Rafic Hariri dans cette logique de meurtre sémiologique si distinctif du pouvoir syrien dans son exercice normal ?
La Syrie traverse une fois de plus une phase extrêmement tendue et difficile de sa brève existence d’Etat : le pays est en effet une caricature de ces montages minoritaires dont le Baas s’est montré friand. La Syrie est l’expression parfaite d’une construction artificielle où 12% de la population, la secte syncrétiste des alaouites — mélange de chiisme hétérodoxe, de cryptochristianisme johannique et de rémanences zoroastriennes — contrôle à elle seule cent pour cent du pouvoir militaire et exerce un ascendant indiscuté sur le pouvoir politique. Cette construction est devenue proprement intenable avec l’effondrement du système Saddam en Irak. Comme Hafez el-Assad était un politique habile et modéré dans ses intentions stratégiques, sinon dans ses méthodes, les alaouites n’ont tout de même pas créé en Syrie un système despotique comparable à celui de l’Irak.
La Syrie pourra donc être préservée d’une explosion, pour peu que les alaouites commencent à faire place de plus en plus à la communauté majoritaire du pays, les sunnites. Tous les détenteurs du pouvoir syrien sont d’accord sur cet objectif, mais ils se divisent radicalement sur la suite. Pour simplifier, les uns sont tentés par une fuite en avant militaire et terroriste, où la population sunnite, attirée par l’islamisme radical, se retrouvera dans un front uni nationaliste et anti-américain avec le pouvoir. Déjà fort engagés dans une réconciliation totale avec le Baas de Saddam Hussein au début de 2003, les nationalistes avaient aussi de longue main négocié une amnistie générale pour la direction des Frères musulmans réfugiés en Allemagne depuis des années. Ce sont ces mêmes hommes — parmi lesquels figurent en bonne place les vieux associés sunnites d’Assad père : Farouk Chareh, le ministre des Affaires étrangères, et Abdel-Halim Khaddam, le vice-président de la République —, qui ont jeté toute leur énergie dans le soutien à l’insurrection irakienne, fournissant notamment à al-Zarqaoui et à une branche très prosaoudienne d’al-Qaida, le gîte et le couvert.
L’autre tendance, représentée par une génération plus jeune, souhaitait, au contraire, prendre acte du changement intervenu, retrouver une forme de dialogue avec les Etats-Unis et même coopérer ponctuellement avec ceux-ci dans la traque d’Oussama ben Laden. Bachar al-Assad, moderniste hésitant mais sincère, nostalgique de ses études londoniennes et ami par intermittence du roi de Jordanie Abdallah, soutenait la seconde option.
Or, ce conflit des Anciens et des Modernes est formidablement compliqué par les questions libanaises. Car les Anciens et les Modernes, à Damas, se retrouvent tout de même sur un rejet absolu de tout retrait du Liban, tant la société syrienne ne survit aujourd’hui que par la véritable perfusion opérée par l’économie libanaise, dans tous ses segments, depuis les mandats des ouvriers syriens immigrés sur les chantiers de Beyrouth, jusqu’au butin raflé par les généraux de l’armée d’occupation. A l’inverse, les partisans de l’indépendance libanaise n’ont cessé de s’enhardir à mesure que le rapprochement franco-américain en cours faisait peser sur la Syrie une pression de plus en plus insupportable. Les élections législatives libanaises prévues pour le printemps prochain signifieront, après les élections palestiniennes et irakiennes, l’expression d’un pouvoir populaire très largement acquis au retour à l’indépendance et reposant, au plus haut niveau, sur la réconciliation des deux grands adversaires de la guerre civile des années 70-80 : les chrétiens groupés autour du patriarche maronite, le cardinal Sfeir, et les Druzes de Walid Joumblatt.
Le ralliement du premier ministre sunnite Rafic Hariri, après que ce dernier a claqué la porte du gouvernement pour protester contre l’obstination syrienne, achevait le processus d’encerclement de Damas. Il fallait en sortir. Mais pourquoi ce meurtre si spectaculaire ?
Dans l’état actuel des choses, il est peu probable que les diverses communautés libanaises vont se trouver impressionnées au point de renoncer à leur démonstration de force électorale, ni que les Etats-Unis et la France reculeront devant cette manifestation de résolution de Damas. Il ne nous reste donc qu’une explication légèrement plus complexe, qui nous renvoie au bras de fer actuel au sein du pouvoir baasiste-alaouite de Damas : en précipitant la crise, l’aile dure du régime a choisi la voie de l’affrontement et de l’alignement sur le radicalisme sunnite. L’Iran est de plus en plus méfiant à l’égard de son allié syrien, et le chef du Hezbollah libanais lui-même, Hassan Nasrallah, avait commencé, sous les ordres de Téhéran, un début de dialogue avec Rafic Hariri et Walid Joumblatt pour se rallier à l’indépendance du Liban.
Nous en arrivons ainsi à la conclusion provisoire que le terrible meurtre de Rafic Hariri vise prioritairement Bachar al-Assad et le réduit modéré occidentaliste à Damas ; il annonce la grande rupture stratégique de vieux alliés de vingt ans, la Syrie et l’Iran, dont l’un ne peut se résigner au basculement chiite de l’Etat irakien, et l’autre ne peut faire autrement que de le soutenir, parfois pour des raisons plus émotionnelles que stratégiques.
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