Thursday, March 03, 2005

La Unió dels il.lusionistes

Max Gallo (*): L’Union des illusionnistes
Le Figaro, 02/03/2005.

Assez de mensonges à propos de l’Europe ! Il faut les dénoncer puisque les illusionnistes sont à nouveau sur les estrades, à gauche, au centre, à droite, pour nous faire croire qu’une abstention massive à un référendum signifie un oui enthousiaste à la Constitution, pour nous faire rêver de châteaux en Espagne et nous faire acclamer leurs chimères.

Ils nous disent : l’Europe c’est la paix, la sécurité, des droits fondamentaux, un modèle social, la croissance, une monnaie forte, le contrepoids indispensable aux Etats-Unis, une puissance et une politique étrangère, conditions de l’équilibre mondial, un peuple européen de 450 millions de personnes où coexistent et sont respectées toutes les cultures, toutes les religions, toutes les races. Et, dans dix ou quinze ans, l’entrée de la Turquie parachèvera ce modèle ouvert, tolérant, harmonieux. L’Europe, économie sociale de marché, fédération d’Etats-nations, construction inédite, c’est le modèle envié et l’espoir !


Et ils ajoutent, dernier tour de passe-passe, que l’Europe, ce tout décisif, ce modèle, qui fixe la longueur des lacets et le taux du déficit budgétaire, ne relève pas de la politique ! C’est une idée pure. Applaudissez donc, braves gens ! Célébrez avec nous ce miracle : des peuples qui s’unissent pacifiquement pour n’en former qu’un. Et le non à cette Immaculée Conception, à cette Constitution, ce sera le chaos, le néant, la fin de l’espérance. Non pas un échec pour les élites aveugles, mais la mort de l’Europe.

Assez de ces entourloupes ! Il y a plus de dix ans, à Maastricht, les bonimenteurs ont donné leur première représentation et ont arraché quelques applaudissements du bout des doigts. Ils recommencent avec les mêmes tours, les mêmes anathèmes. D’un côté le Bien, de l’autre le Mal. Le oui c’est l’intelligence, le non c’est la bêtise, non pas l’expression du désir d’une autre Europe mais la nostalgie du chauvinisme, du totalitarisme et toujours la rancoeur d’une ambition rancie et déçue.

Seulement voilà, le temps s’est écoulé, l’expérience est faite, les trucages dévoilés, les lapins ne sortent plus des chapeaux, on sait qu’on est au grand guignol. Les promesses des illusionnistes, ce «futur» de l’Europe, c’est déjà, pour les peuples, du passé !


Sécurité, paix ? Le 11 mars 2004, terrorisme et massacre à Madrid. Aux Pays-Bas, on égorge un artiste mal pensant et les députés qui veulent clamer la vérité sont menacés de mort. Aux marges de l’Union européenne — mais en Europe, à Dubrovnik, à Sarajevo, à Belgrade, à Pristina — la guerre a eu lieu. Nous ne sommes, pas plus qu’ailleurs dans le monde, à l’abri de rien.

Modèle social ? Croissance ? En fait, record du nombre de chômeurs et déficit accablant de croissance. Pauvreté et inégalités en hausse. Recherche en panne.

Economie sociale de marché ? Elle s’appelle délocalisations, dumping social, inexistence d’une politique économique commune. Concurrence des productions extra-européennes : demandez aux patrons et aux ouvriers du textile !

Puissance, politique étrangère, contrepoids ? La crise irakienne a renversé les apparences. Chacun pour soi selon sa pente. Reste l’Otan, c’est-à-dire les Etats-Unis. Et comment à vingt-cinq ou à trente serait-il — techniquement — possible de définir des objectifs communs — sinon des phrases creuses — et de forger des moyens, de prendre des décisions ? Impuissance garantie alors que la Turquie admise, nos frontières seront — avec le Turkestan, l’Iran, l’Irak, la Syrie, la Géorgie — ces zones instables, ces plaies ouvertes.

Un peuple européen vivant dans l’harmonie ? Au vrai, dans chaque pays membre, on repère des tensions religieuses — avec l’islam —, un regain de racisme, de l’antisémitisme. Des manifestations chaque jour plus fortes du communautarisme ethnique et religieux. Qu’en sera-t-il au moment où la Turquie, avec son poids démographique, sera membre à part entière de l’Europe ? Car personne n’est dupe : tout est joué déjà. Les crédits ouverts. Le premier ministre turc présent à Rome au moment de la signature du traité constitutionnel.


Double jeu, cartes truquées : c’est exemplaire du fonctionnement de cette démocratie virtuelle et chimérique qu’est la démocratie européenne. Aucune constituante élue — mais une convention autodésignée — n’a élaboré le traité. En cas de refus par un peuple : on fera revoter. Giscard l’a annoncé : «Si les Français votaient non, il faudrait leur dire : vous avez un an pour réfléchir et vous pourrez revoter.» Faut-il s’étonner que cette démocratie d’approbation n’intéresse pas les citoyens ? A chaque consultation électorale européenne, les abstentionnistes sont de plus en plus nombreux. Mais peu importe aux illusionnistes. La salle est vide, mais ils continuent leurs tours de magie devant un peuple européen virtuel. Car il n’y a pas de peuple européen mais des peuples en Europe, enracinés dans des histoires nationales, une langue, une culture, des politiques, attachés à ce qu’on appelle une nation, lieu où s’exerce la démocratie, où se fonde l’identité, où se manifeste la souveraineté.

Or l’Europe, sous couvert de l’existence d’un peuple européen virtuel, déconstruit tout cela sans parvenir à bâtir autre chose qu’un marché, une bureaucratie et des chimères qui émasculent les nations, sans donner la puissance à l’Union.


Il suffit, pour démonter ce mécanisme, de regarder les billets de l’euro et d’analyser le fonctionnement de la monnaie européenne. Sur les billets ne figure aucun «vrai» monument de l’histoire européenne, alors que de l’Acropole à Notre-Dame, du pont du Gard au pont de Prague, ils sont innombrables et sont les témoignages d’une histoire complexe, d’une culture nationale, d’une foi. Mais les illusionnistes ont préféré à cette réalité une architecture européenne virtuelle. Par lâcheté, peur de choisir, ils ont refusé la vérité de l’histoire au bénéfice de ce rien, de cette chimère. Et cette monnaie sans âme, comment pourrait-elle devenir l’instrument efficace d’une politique économique répondant aux besoins, alors qu’elle est gérée par une Banque centrale elle aussi déracinée, ne dépendant que de l’idéologie de gnomes indépendants des gouvernements et des peuples ? Et l’on entend pourtant nos magiciens répéter sur les estrades que la Constitution mettra fin au «déficit démocratique» alors que les 448 articles et les 75 annexes de ce texte sacralisent cette démocratie chimérique et les politiques qui ont conduit à la stagnation économique, à la surévaluation de l’euro par rapport au dollar, ce qui ronge la croissance.


Cette Constitution — qu’on ne pourra réformer — tente de sanctuariser ce qui a été fait, empêchant ainsi, alors que le monde est en pleine transformation — une révolution ! —, l’adaptation des nations européennes à la nouvelle donne. Or le futur de notre continent — s’il veut rester vivant —, ce ne peut être cette illusion qui n’est déjà plus du passé. L’avenir dépend des liens que noueront quelques nations se retrouvant dans le décor des institutions européennes pour définir souverainement des projets communs précis. Comme le furent Airbus ou Ariane. Non par vanité des pays qui les composeront. Mais parce que la géographie, l’histoire, la politique le dictent.

La France et l’Allemagne sont — géographiquement — la colonne et la clé de voûte de l’édifice. Sans l’une d’elles, pas d’Europe. C’est un devoir européen d’oser affirmer, loin des phrases creuses sur l’égalité entre les nations — une évidence —, cette responsabilité majeure. Mais il faut d’abord dire non aux chimères et aux illusionnistes. Ils défont sans construire autre chose que des impuissances et des frustrations : des aberrations comme la directive Bolkestein qui organise la destruction des rapports sociaux au prétexte de libre concurrence. Et il y a pire dans l’ordre du symbolique.


Il était autrefois, au XIXe siècle, un patriote italien, Giuseppe Mazzini, qui se battait pour que naisse sa nation. Il avait créé la Giovane Italia puis en exil, en 1834, la Giovane Europa — la jeune Europe. Pas de contradiction pour lui entre patrie unifiée et souveraine et Europe. Naturellement, l’Italie fut l’une des six nations fondatrices de l’Union européenne. Mais il y a quelques jours le président de la Commission a décidé que les conférences de presse de cette Commission ne seraient plus traduites en Italien. Cette décision — bureaucratique — reste significative. L’importance de la langue de Mazzini — et celle de Dante dont La Divine Comédie exprime l’âme européenne — est niée comme ont été écartés les «vrais» monuments de l’histoire européenne sur les billets de l’euro. C’est la logique chimérique et destructrice de l’Europe des illusionnistes. Pour eux, le faux c’est le vrai. L’impuissance la puissance. L’Europe la Turquie. L’italien un idiome parmi d’autres. L’abstention l’enthousiasme.

Mais ils ne savent pas encore que leur futur c’est déjà du passé.


(*) Vient de publier La Croix de l’Occident, Fayard.

Quines són les fronteres europees ?

Alain Laquièze (*): Quelles sont les frontières européennes ?
Le Figaro, 02/03/2005.

«La seule frontière que trace l’Union européenne est celle de la démocratie et des droits de l’homme.» Ainsi s’exprimait le Conseil européen en 2001, dans la déclaration de Laeken sur l’avenir de l’Union, rappelant son attachement aux valeurs fondamentales de la démocratie libérale, énoncées déjà au sommet de Copenhague en 1978, et constamment reprises depuis lors, aussi bien dans le traité de Maastricht, dans le traité d’Amsterdam que dans le traité établissant une Constitution pour l’Europe, signé à Rome, le 29 octobre 2004. L’article 1-58 du traité «constitutionnel» prévoit en effet que l’Union est ouverte à tous les Etats européens qui respectent ces valeurs.

Aucun document officiel issu des institutions communautaires ne s’est d’ailleurs hasardé à esquisser une définition géographique de l’Europe, et en particulier à aborder la délicate question de ses frontières à l’Est. Il n’a jamais été question d’adopter une définition culturelle de l’Union, telle que nous l’enseigne l’histoire. Sur le continent, il existe pourtant une ligne de partage entre les peuples chrétiens d’Occident et les peuples orthodoxes et musulmans que l’on peut dater de la division de l’Empire romain au IVe siècle et de la création du Saint Empire romain au Xe siècle.

Cette frontière culturelle, du nord au sud, sépare la Finlande et les Etats baltes de la Russie, coupe en deux la Biélorussie, l’Ukraine et la Roumanie, et descend jusque dans les Balkans où elle coïncide avec la division historique entre les empires austro-hongrois et ottoman (la carte reproduite par Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, O. Jacob, 1997, p. 174).

En choisissant de se définir par des valeurs, dont la portée est universelle, l’Union européenne reconnaît que ses frontières sont ouvertes et que tout Etat qui les adopterait et s’engagerait à les promouvoir pourrait, s’il le souhaitait, la rejoindre. L’ancien président de la Commission, Romano Prodi, ne déclarait-il pas, lors de la séance inaugurale de la Convention sur l’avenir de l’Europe, le 28 février 2002, que l’Union «est l’unique tentative concrète de réaliser une mondialisation démocratique» ? Dans ces conditions, il n’est pas exclu que l’Union des Vingt-Cinq s’élargisse à bien d’autres pays, notamment ceux qui sont membres du Conseil de l’Europe, parmi lesquels figurent l’Azerbaïdjan, la Fédération de Russie, la Turquie et l’Ukraine, mais peut-être aussi, à plus long terme, à d’autres Etats tels qu’Israël, les pays du Maghreb, voire même l’Irak, enfin pacifié et démocratique.

L’absence d’un territoire déterminé laisse mal augurer d’une qualification étatique de l’Union européenne. Classiquement, un Etat moderne s’emploie à fixer les bornes spatiales de sa souveraineté et à faire dresser une cartographie précise de ses frontières. En France, il faut attendre le règne de Louis XIV pour que des cartes détaillées du royaume soient publiées. Rien de tout cela pour l’Europe contemporaine.


(*) Professeur de droit public à l’université d’Angers, coauteur avec Anne Paynot de la note «L’Union européenne tend-elle à devenir un Etat ?», Fondation pour l’innovation politique, novembre 2004.