Tuesday, November 15, 2005

Alain Finkielkraut : «L’illégitimité de la haine»

Le philosophe Alain Finkielkraut (1) dresse un premier bilan des émeutes dans les banlieues.

Propos recueillis par Alexis Lacroix.
Le Figaro, 15/11/2005.

LE FIGARO.— Quels enseignements politiques et intellectuels tirez-vous des émeutes ?

Alain FINKIELKRAUT.— Je suis terrifié par cette violence. Terrifié, mais pas étonné. Il y avait des signes avant-coureurs : la Marseillaise conspuée lors du match France-Algérie, les agressions de lycéens pendant une manifestation contre la loi Fillon. Il y avait aussi des livres avertisseurs comme celui d’Emmanuel Brenner, Les Territoires perdus de la République, ou le rapport de juin 2004 du ministère de l’Education nationale sur les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans certains établissements scolaires des quartiers difficiles. On y apprenait notamment que l’enseignement de l’histoire était accusé par certains élèves et ceux qui les influencent de donner une vision judéo-chrétienne, déformée et partiale du monde. Les exemples abondent, du refus d’étudier l’édification des cathédrales ou d’entendre parler de l’existence de religions préislamiques, aux turbulences que provoque inévitablement l’évocation de la guerre d’Algérie ou du Moyen-Orient.

Certains ont été jusqu’à parler de «guerre civile». Qu’en pensez-vous ?
Il n’y a pas de guerre aujourd’hui entre les Français de souche et les autres, ni même entre la France des villes et celle des banlieues. Les premières cibles des violents sont les voisins. Et ce sont eux qui réclament une restauration de l’ordre républicain. La sympathie pour les vandales est beaucoup plus répandue chez les bobos écolos qui font du vélo à Paris que parmi les automobilistes pauvres du 9-3.

Y avait-il d’autres signes annonciateurs des émeutes ?
Voici un charmant couplet de rap : «La France est une garce, n’oublie pas de la baiser jusqu’à l’épuiser comme une salope, il faut la traiter, mec ! Moi, je pisse sur Napoléon et le général de Gaulle.»

Mais les excès de la sous-culture musicale ont-ils vraiment un lien de causalité avec ces violences ?
Si ceux qui mettent le feu aux services publics, qui lancent du haut des tours d’immeubles des boules de pétanque sur les policiers ou qui agressent les pompiers, avaient la même couleur de peau que les émeutiers de Rostock dans l’Allemagne réunifiée des années 90, l’indignation morale prévaudrait partout.

L’indignation morale prévaut quand même dans certains lieux !
Non, ce qui prévaut, c’est la compréhension, la dissolution du sentiment de l’injustifiable dans la recherche des causes. Dans l’hypothèse Rostock, politiques, intellectuels, journalistes, responsables d’associations, chercheurs en sciences sociales — tous crieraient comme un seul homme : «Le fascisme ne passera pas !» Mais comme ces lanceurs de boules et de cocktails Molotov sont des Français d’origine africaine ou nord-africaine, l’explication étouffe l’indignation ou la retourne contre le gouvernement et l’inhospitalité nationale. Au lieu d’être outragés par le scandale des écoles incendiées, on pontifie sur le désespoir des incendiaires. Au lieu d’entendre ce qu’ils disent — «Nique ta mère !», «Nique la police !», «Nique l’Etat !» —, on les écoute, c’est-à-dire que l’on convertit leurs appels à la haine en appels à l’aide et la vandalisation des établissements scolaires en demande d’éducation. A ce décryptage qui n’est que poudre aux yeux, il est urgent d’opposer une lecture littérale des événements.

Loin de la culture de l’excuse ?
Les casseurs ne réclament pas plus d’écoles, plus de crèches, plus de gymnases, plus d’autobus : ils les brûlent. Et ils s’acharnent ainsi contre les institutions et toutes les médiations, tous les détours, tous les délais qui s’interposent entre eux et les objets de leur désir. Enfants de la télécommande, ils veulent tout, tout de suite. Et ce tout, c’est la «thune», les marques vestimentaires et les «meufs». Paradoxe terminal : les ennemis de notre monde en sont aussi l’ultime caricature. Et ce qu’il faudrait pouvoir réinstaurer, c’est un autre système de valeurs, un autre rapport au temps. Mais ce pouvoir-là n’est pas au pouvoir des politiques.

La communication politique a-t-elle abdiqué devant la «vidéosphère» ?
La vulgarité sans fond des talk shows, la brutalité des jeux vidéos, l’éducation quotidienne à la simplification et à la méchanceté rigolarde par les «Guignols de l’info» — tout cela est hors de portée des hommes politiques. S’ils s’y opposaient d’ailleurs, les éditorialistes dénonceraient aussitôt une atteinte totalitaire à la liberté d’expression. Peut être le ministre de l’Intérieur — mais est-il le seul ? — a-t-il tendance à trop spectaculariser son action. Et le terme de «racaille» ne devrait pas faire partie du vocabulaire d’un responsable politique. Mais les mots manquent devant des gens qui, se sentant calomniés ou humiliés par cette épithète, réagissent en incendiant des écoles.

Mais ils sont frappés par des taux de chômage record !
Aujourd’hui où le coeur de l’humanisme ne bat plus pour l’école, mais pour ses incendiaires, nul ne semble se souvenir qu’on ne va pas en classe pour être embauché mais pour être enseigné. Le premier objectif de l’instruction, c’est l’instruction. Celle-ci, au demeurant, n’est jamais inutile. De même que la République doit reprendre ses «territoires perdus», de même la langue française doit reconquérir le parler banlieue, ce sabir simpliste, hargneux, pathétiquement hostile à la beauté et à la nuance. Ce n’est pas une condition suffisante pour obtenir un emploi, mais c’est une condition nécessaire.

Personne n’invente cependant les discriminations !
Dans cette affaire, il faut évidemment se garder de stigmatiser une population. Né polonais en France, je suis moi-même un immigré de la seconde génération, et je me sens résolument solidaire de tous les élèves noirs ou arabes qui, parce qu’ils préfèrent les diplômés aux dealers, se font persécuter, racketter, traiter de «bouffons». Ceux-là doivent être aidés ; la discrimination à l’embauche doit être inlassablement combattue ; il faut oeuvrer sans relâche à l’égalité des chances, aller chercher l’excellence dans les cités, détruire les grands ensembles, désenclaver les banlieues. Pour autant, il serait naïf de s’imaginer que ces mesures mettront fin au vandalisme.

Comment pouvez-vous en être sûr ?
La violence actuelle n’est pas une réaction à l’injustice de la République, mais un gigantesque pogrome antirépublicain.

Cette violence ne serait donc pas une riposte à l’abandon des «territoires perdus» ?
Si ces territoires étaient laissés à l’abandon, il n’y aurait ni autobus, ni crèches, ni écoles, ni gymnases à brûler. Et ce qui est proprement insupportable, c’est de décerner aux auteurs de ces exploits le titre glorieux d’«indigènes de la République». Au lieu de cela, on aurait dû décréter l’illégitimité de la haine et leur faire honte, comme on fait honte, bien qu’ils soient aussi des cas sociaux, aux supporters qui vont dans les stades pour en découdre et qui poussent des grognements de singe chaque fois qu’un joueur noir a la balle. La brûlure de la honte est le commencement de la morale. La victimisation et l’héroïsation sont une invitation à la récidive.

L’expiation des crimes du colonialisme conduit-elle à l’embrasement des banlieues ?
Non, bien sûr. Mais à vouloir apaiser la haine en disant que la France est en effet haïssable et en inscrivant ce dégoût de soi dans l’enseignement, on se dirige nécessairement vers le pire. Ces révoltés révoltants poussent jusqu’à son paroxysme la tendance contemporaine à faire de l’homme non plus un obligé, mais un ayant droit. Et si l’école elle-même les encourage, alors c’est foutu.

Est-ce le modèle français d’intégration qui est en crise ?
On parle beaucoup de la faillite du modèle républicain d’intégration. C’est absurde. L’école républicaine est morte depuis longtemps. C’est le modèle post-républicain de la communauté éducative supersympa et immergée dans le social, qui prend l’eau. Modèle, hélas, indestructible car il se nourrit de ses fiascos. A chaque échec, il réagit par la surenchère. Et c’est reparti pour un tour : au mépris de la vérité, l’école française noiera donc demain la diversité des traites négrières dans l’océan de la bien-pensance anti-occidentale. On enseignera la colonisation non comme un phénomène historique terrible et ambigu, mais comme un crime contre l’humanité. Ainsi répondra-t-on au défi de l’intégration en hâtant la désintégration nationale.


(1) Dernier ouvrage publié : Nous autres, Modernes (Ellipses).

Friday, November 04, 2005

Banlieue : mèche ou étincelle ?

Stéphane Juffa
© Metula News Agency

Mal nommer les choses ajoute au malheur du monde.
Albert Camus.

La gêne des media généralistes français pour décrire les péripéties de la rébellion qui dévaste leur banlieue fait peine à voir. Dans l’édition électronique du Monde, le récit des événements de la nuit dernière s’illustre particulièrement par une revue de la presse étrangère [voir], qui s’en donne d’ailleurs à cœur joie pour décrire ce que les journalistes français ne savent plus commenter. Le titre de la revue est sibyllin et ne correspond pas à son contenu : “La presse étrangère critique l’attitude de Nicolas Sarkozy”. Lorsque la Frankfurter Allgemeine Zeitung considère que “le modèle français d’intégration est entré dans la dernière phase de son existence” et que “le pays qui avait conçu le plus minutieusement la société multiculturelle (...) a perdu le contact avec la réalité”, où y a-t-il trace de cette soi-disant critique de l’action du président de l’UMP ? Peut-on errer au point de ne pas voir que c’est la politique traditionnelle du pays en matière d’intégration qui est mise sur le grill ?

Ne soyons pas dupes, les media français, sonnant à nouveau à l’unisson, tentent grossièrement de charger Sarkozy sur ce dossier ô combien préoccupant. On retrouve ici, de l’Huma à France 2, le même parti pris, unanimiste autant que ridicule, qui prévaut dans le traitement aveugle de la Controverse de Nétzarim, l’anti-américanisme primaire et la distorsion systématique du récit des épisodes de l’Intifada.

Que le Washington Post constate que “La violence est contagieuse dans des communautés d’immigrants (...) où le taux de chômage est au moins le double de la moyenne nationale”, qu’y peut donc Sarko ? En quoi est-il responsable de l’incurie irresponsable des dirigeants français à l’égard de leur minorité musulmane qui dure depuis plus de quarante ans ?

Mais cette instrumentalisation des fautes imaginaires du ministre de l’Intérieur aux fins de servir les intérêts électoralistes de la Maison-Chirac, se fait sur un problème beaucoup trop grave pour ce genre de distraction politicienne. Il y a plus bien plus pressant que l’incendie qui menace le système chiraquien, il y a la banlieue qui se consume de vraies flammes, les zones de non droit qui s’étendent, les armes à feu qui sortent des commodes pour servir contre les gendarmes et les pompiers. Et ces derniers jours, en plus d’une occasion, les forces de l’ordre ont été contraintes par leurs adversaires à évacuer des régions disputées et à en laisser le contrôle aux bandes d’émeutiers.

Le plus inquiétant pour la France, c’est que personne ne peut dire si on assiste à une flambée de violence isolée ou s’il s’agit des premiers symptômes de l’Intifada des banlieues qu’on redoute depuis longtemps.

De plus, cette éruption prend l’establishment tricolore par surprise, au moment politique où le régime a commencé sa chute et où, à force de compromissions répétées, de corruption institutionnalisée et de mise en scène médiatique de l’information, on sent bien que le pays France est au plus mal.

Alors, à l’Obs, en plus de participer au lynchage organisé de Sarkozy dans une interview sordide et totalement hors de propos d’un directeur de recherche sur la communication au CNRS [lire], on choisit de montrer les photos et les vidéos presque sans texte d’accompagnement [voir]. Les photos de quoi ? de qui ? Des “violences urbaines”, lâche-t-on avec infiniment de pudeur et de prudence.

C’est que les media français ont repris pour parler de ces évènements les directives conçues par Marius Schattner et l’AFP pour relater l’Intifada palestinienne. Les similitudes sont édifiantes, à commencer par le fait que les mêmes termes et les mêmes règles de reportage gouvernent tous les media, qu’ils soient de gauche ou de droite. Vu de l’extérieur, la France n’a plus qu’un seul media, qui, de plus, balbutie son texte. Comme le laissent entendre les confrères étrangers, dont nous faisons partie, la France de l’information et de la politique parle une langue qui lui est propre et que personne, elle exceptée, ne comprend.

“Des poubelles qui brûlent et des voitures qui flambent”, c’est la fête au passif, à l’impersonnel, comme dans la directive interne qui régit les dépêche de l’AFP… au Proche-Orient : “La tournure « un kamikaze s’est donné la mort tuant 18 personnes dans un bus bondé » est à proscrire. Il faut lui préférer « un attentat suicide a tué 18 personnes (…) dans un bus bondé »”. A Paris, où, faute de bons journalistes il y a de bons élèves, les attentats tueurs deviennent de nouvelles violences se sont produites et 400 voitures ont été incendiées...

Les émeutiers, comme chez nous, se transforment en jeunes, ce qui excuse déjà à moitié les dégâts qu’ils causent.

Est-ce la peur panique de l’islam qui dicte l’usage du passif, qui fait qu’on ne nomme pas les responsables de ces pogromes, qu’on ne montre pas leurs visages, qu’on ne fait entendre ni leurs revendications, ni leurs menaces, ni leurs “Allah Houakbar !” qui se veulent triomphants ? Ou serait-ce que l’on espère encore qu’en ne leur renvoyant pas la pierre qu’ils vous lancent, on parviendra à empêcher que le pire ne se produise ? Ce serait en tous cas très mal connaître les dynamiques qui motivent ces activistes-militants : lorsqu’ils perçoivent un ventre mou, ils s’y enfoncent jusqu’à l’avoir transpercé. C’est ce qu’ici aussi nous avons mis quinze ans et quelques milliers de morts évitables à réaliser.

Pointant comme une île au-dessus de l’océan du correctement débile, le bloc-notes d’Ivan Rioufol se détache nettement, en cette fin de semaine, des concerts de frissons des journalistes-autruches. J’ai choisi d’en partager deux extraits avec vous ; en d’autres temps, ils auraient constitué un exemple de lucidité. Au moment du media unique et des voitures qui se carbonisent, ils sonnent comme le tocsin qui menace de naufrage ceux qui refusent de l’entendre [lire] :
“Cela ne vous rappelle rien ? Oui, les émeutes en région parisienne ont des airs de guérillas palestiniennes. A Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), d’où est partie la rébellion jeudi dernier, un camion de CRS a été visé par balles. A La Courneuve, des policiers ont essuyé des tirs. Nombre d’entre eux ont été blessés par des jets de marteaux et de cocktails Molotov. Des postes de police, des écoles, des commerces ont été pris d’assaut. Des voitures ont été incendiées. Pourquoi feindre d’ignorer ces débuts d’intifada ? Quand le ministre de la Promotion de l’égalité, Azouz Begag, déplore « des discriminations dont sont victimes les jeunes de banlieues », il évoque une réalité partielle. Certes, ces insurrections révèlent des frustrations, que trente ans de subventions publiques n’ont su tempérer. Mais les manifestations dévoilent aussi, plus gravement, le refus de certains de s’intégrer. Or, la « non-stigmatisation des quartiers » rend le sujet inabordable. (…)
Qu’a-t-on vu, ces jours-ci ? Une police obligée de se défendre d’avoir voulu pourchasser deux « jeunes » qui, fuyant un contrôle d’identité, se sont tués en pénétrant dans un transformateur EDF ; Nicolas Sarkozy mis en cause pour avoir dénoncé les « voyous » et la « racaille » ; une République accusée d’avoir profané une mosquée parce qu’un jet de gaz lacrymogène est tombé, dimanche, près d’un lieu de culte. La dialectique victimaire est à l’oeuvre.” (…)


Dans un pays surpris dans une phase d’asthénie, les défenses immunitaires amoindries, la révolte des musulmans français des banlieues risque réellement de s’étendre et de devenir incirconscriptible. Elle réunit en effet les quatre éléments qui sont de nature à faire vaciller un régime :
— le nombre
— le sentiment justifié d’injustice, de misère et d’exclusion durables
— la haine, résultante des deux critères précédents, et
— le dogme fédérateur. Et peu importe, dans ces situations, qu’il soit entièrement compris ou partagé ; il peut se limiter à un cri dans lequel les révoltés se reconnaissent, un cri comme “Allah Houakbar !”

Les gens riches, heureux, disposant d’un emploi satisfaisant, d’un logement correct, ne brûlent pas les cars de touristes russes, pas plus qu’ils ne précipitent de boules de pétanque sur la tête des policiers qui avancent dans la rue.

C’était “avant”, qu’il aurait fallu se soucier de leur devenir, être moins égoïstes et surtout moins stupides, de croire que l’on peut parquer des êtres humains dans des cités éloignées des regards, sans se mêler de leur bien-être, et que les choses, par on ne sait quel prodige naturel, évolueraient d’elles-mêmes vers l’harmonie sociale et ethnique. Mais maintenant, il est trop tard pour enrayer l’amertume avec un nouveau lot de promesses intenables. Ce qui n’empêche qu’au-delà des mesures d’urgence qu’il faut prendre, il serait plus que bénéfique d’élaborer au plus vite un plan d’intégration à moyen terme qui supportât la critique.

Ce qui rend la situation délicate pour la suite, c’est que cette révolte embrasse parfaitement l’idée de l’islam hégémoniste et que cette idée, on l’a vu, décuple les forces au point de faire qu’on ignore le danger et la mort. Et puis, les beurs des banlieues ne sont pas sourds ni malvoyants et ils regardent la TV ; et comme on leur y a raconté tous les jours que le désespoir des Palestiniens rendait légitime le recours au terrorisme et qu’on leur y a dit que les égorgeurs d’otages occidentaux en Irak étaient des “résistants” exerçant leur bon droit contre les envahisseurs américains, ils se demandent sûrement pourquoi leur bon droit serait différent des leurs.

Quelqu’un connaît-il la réponse à cette interrogation ? Si ce héros existe, qu’il aille la leur proposer directement et qu’il parvienne à les convaincre eux. Parce que nous, nous sommes déjà convaincus…

Cités : les non-dits d’une rébellion

Ivan Rioufol, Le Figaro, 04/11/2005.


Cela ne vous rappelle rien ? Oui, les émeutes en région parisienne ont des airs de guérillas palestiniennes. A Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), d’où est partie la rébellion jeudi dernier, un camion de CRS a été visé par balles. A La Courneuve, des policiers ont essuyé des tirs. Nombre d’entre eux ont été blessés par des jets de marteaux et de cocktails Molotov. Des postes de police, des écoles, des commerces ont été pris d’assaut. Des voitures ont été incendiées. Pourquoi feindre d’ignorer ces débuts d’intifada ? Quand le ministre de la Promotion de l’égalité, Azouz Begag, déplore «des discriminations dont sont victimes les jeunes de banlieues», il évoque une réalité partielle. Certes, ces insurrections révèlent des frustrations, que trente ans de subventions publiques n’ont su tempérer. Mais les manifestations dévoilent aussi, plus gravement, le refus de certains de s’intégrer. Or, la «non-stigmatisation des quartiers» rend le sujet inabordable.

Cette violence n’est pas uniquement le produit de la société, comme le récite la pensée automatique. Les immigrations asiatique, mais aussi européenne ou «pied-noir» naguère, ont également rencontré pauvreté et marginalisation, sans poser ces problèmes. Aujourd’hui, des territoires perdus de la République dessinent leurs contours, sous les encouragements des Amis du Désastre. Ils qualifient d’«incendiaire» le ministre de l’Intérieur parce qu’il veut ramener l’ordre républicain.

Qu’a-t-on vu, ces jours-ci ? Une police obligée de se défendre d’avoir voulu pourchasser deux «jeunes» qui, fuyant un contrôle d’identité, se sont tués en pénétrant dans un transformateur EDF ; Nicolas Sarkozy mis en cause pour avoir dénoncé les «voyous» et la «racaille» ; une République accusée d’avoir profané une mosquée parce qu’un jet de gaz lacrymogène est tombé, dimanche, près d’un lieu de culte. La dialectique victimaire est à l’oeuvre.

Le gouvernement est devenu l’oppresseur. On le devine, à le voir isoler Sarkozy dans son rôle répressif, prêt à s’amender. Cette repentance serait louable si elle pouvait inciter les rebelles à rejoindre la communauté nationale. Mais c’est un État soumis qui risque d’apparaître aux yeux de ceux pour qui l’islam conquérant est devenu la référence. Lundi soir, ce sont des «frères» qui ont contribué au maintien de l’ordre à Clichy en criant «Allah Akbar !». Depuis, ils ont demandé, et obtenu, le retrait de la police.

Silence autour d’une barbarie

Mardi, les parents de Zyed et Bouna, les deux adolescents électrocutés, ont été reçus à leur demande par Dominique de Villepin. Mais qui s’est ému de la barbarie d’Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) ? Les belles âmes, scandalisées par «la bavure d’une gravité extrême» (Mrap) constituée par le tir d’une grenade lacrymogène à proximité de la mosquée Bilal, n’ont pas eu un mot pour dénoncer le lynchage d’un père de famille dans une cité.

Les faits : Jean-Claude Irvoas, 56 ans, employé dans une société de mobilier urbain, circule jeudi dernier dans un «quartier sensible» d’Epinay, en compagnie de sa femme et de sa fille. Voulant photographier un réverbère, il sort de son véhicule. Pris à partie par des voyous qui veulent lui voler son appareil, il est roué de coups durant 90 secondes (Le Figaro de mardi), sous les yeux de sa famille. Il meurt sans reprendre connaissance.

Plutôt que de faire la morale à son collègue Nicolas Sarkozy en lui rappelant la «susceptibilité» des «quartiers où l’on souffre», le sociologue Azouz Begag aurait pu commenter ce drame. Mais ni lui ni la gauche donneuse de leçons ne sont venus dénoncer ces comportements primitifs et racistes, qui s’en prennent à «l’étranger» de passage. L’indifférence des droits-de-l’hommistes devant cette régression confirme le parti pris de leurs indignations. Elles en deviennent méprisables.

(...) En région parisienne, c’est l’idéologie islamiste qui cherche à tirer profit du chômage des cités et de leur bouillonnement. Un bras de fer est engagé avec l’État, alors même que les politiques et les médias se refusent à faire un lien entre ces tensions raciales et territoriales — qu’ils ne veulent voir qu’aux États-Unis — et une immigration massive et non désirée. Urgent d’ouvrir les yeux.

Thursday, November 03, 2005

Al cineasta que criticó el islam

Theo Van Gogh fue asesinado hoy hace un año en Amsterdam por su convicción de que la palabra libre es uno de los más grandes bienes.

Ayaan Hirsi Ali, La Vanguardia, 02/11/2005.


Querido Theo: Te mataron una fría mañana de noviembre. Una semana más tarde te incineraron y yo no estaba allí. Me hubiera gustado mucho haber podido estar presente. Quería hablarte. Te quería decir que habías sido un temerario. Que con tus planteamientos heriste y agraviaste a personas. Que recababas placer desafiando a tus seres queridos y ofendiendo a tus enemigos. Conocías las consecuencias: las redacciones rechazaban a menudo tus trabajos, la gente te ha insultado a su vez e incluso un individuo te llevó a juicio. Pero una cosa era segura: antes de la llegada del islam a Holanda era impensable que alguien en este país te hubiera matado por tus palabras.

Aquel noviembre me hubiera gustado decirles a los presentes que tú intuías muy bien la amenaza del islam.

No tanto para ti mismo como para Holanda. Te has resistido con todas tus fuerzas al férreo círculo de la corrección política que se ha tejido en Holanda. En verdad temías que aquel enfoque pusilánime precisamente impulsara la violencia. Y de manera cruel, tenías razón.

Hubiera querido decir que tu película Sumisión no había surgido del afán provocador, aunque ese deseo te acompañara también con cierta frecuencia. En este caso tus motivaciones eran diferentes. Hiciste la película para visibilizar el sufrimiento de las mujeres musulmanas. Y has puesto tu talento de director al servicio de esas mujeres. Tus seres queridos te mostraron los posibles riesgos. Pero mantuviste un punto fundamental. Y ése era tu convencimiento de que la libertad de expresión es uno de los más grandes bienes. Dijiste: “Mejor asesinado que asfixiado por la mordaza”. Quién hubiera pensado que por ello acabarías encontrando la muerte de verdad.

Esta tarde, un año después de tu muerte, estoy presente pero no voy a hablar. Mi presencia en tu conmemoración ya es bastante inquietante para las relaciones entre musulmanes y no musulmanes. Quién sabe lo que mis palabras podrían llegar a provocar.

El año pasado se comentó mucho acerca de ti y de tu asesinato. Ha sido noticia mundial. Las reacciones en los medios de comunicación no diferían gran cosa de las que generaron los atentados del 11-S en Nueva York y Washington. Muchos condenaban tu muerte en sí, como los atentados de entonces, sin embargo añadían tras la frase de repulsa un pero y mostraban a renglón seguido comprensión hacia las motivaciones de tu asesino.

1. En primer lugar, la psicología de pacotilla. Se dijo de su madre que había muerto y que eso lo había desquiciado. Como si fuera aceptable acudir a tales métodos para procesar la pérdida de su madre.

2. Luego, el complejo de pobreza. Según aquellos que la padecen, tu asesino es un muchacho pobre, sin perspectivas de futuro. Es lógico, pues, que haya caído en las garras de los yihadistas.

3. A continuación la tesis de “si hubiera...”. Si Van Gogh hubiera prestado más atención a sus propias palabras estaría vivo.

4. Curiosamente arraigó con fuerza la idea de que tu asesino era un individuo perturbado y que nada tenía que ver con el islam. Pertenece a un grupo capitalino formado por unos 50 o 100 varones jóvenes que eran objeto de vigilancia permanente.

En la opinión pública, sobre todo entre políticos y mandatarios, ha surgido una dificultad. Los hay que sostienen que la acción de Mohamed Bouyeri está intrínsicamente vinculada al islam, y que las relaciones entre musulmanes y no musulmanes sólo podrán mejorar cuando en el islam tenga lugar una reforma. Y hay asimismo quien persevera en la idea de que el islam es una religión pacifista aprisionada por algunos extremistas.

El último día de su procesamiento, tu asesino añadió una carga extra a esta discusión. Como es habitual en nuestro sistema judicial el acusado tiene la última palabra. Se dirigió a tu querida madre y le dijo: “No hay más dios que Alá y Mahoma es su profeta”. Y además: “Le diré con toda sinceridad que no solidarizo con su sufrimiento. No siento su dolor. No sé lo que significa perder un hijo. En gran medida, porque no soy mujer. Pero también porque no siento compasión. Porque pienso que es usted una infiel”. Y además: “He actuado movido por la fe”. Y además: “Y le puedo asegurar que si saliera en libertad volvería a hacer lo mismo... exactamente lo mismo. Porque la misma ley que me impulsa a cortar la cabeza a cualquiera que injurie a Alá o a su profeta es la que me obliga a no arraigarme en este país. O, en todo caso, no en un país donde la palabra libre, como la ha descrito el fiscal, se proclama públicamente”.

Con esas frases terribles, Theo querido, dejó en ridículo tu asesino a todos cuantos pensaban que tu muerte nada tenía que ver con la religión islámica. Como contraste entre tu convicción de que la palabra libre es uno de los bienes altísimos y su convicción de que la labor sagrada de Alá y la de su profeta están siempre en primer lugar. Civilización frente a barbarie. Modernidad frente a premodernidad. Ciudadanía frente a tribus. Pensamiento crítico frente a absolutismo. El individuo libre frente a la tiranía colectiva.

Comparto con tu familia una tristeza honda porque tú ya no estás. Estoy triste porque un año más tarde compruebo que la misión sagrada de Alá y de su profeta cada vez recluta más soldados. La semana pasada, sin ir más lejos, el presidente de Irán aireó a los cuatro vientos su voluntad de proseguir con el programa nuclear y eliminar del mapa a Israel.

Ya lo ves, se sigue comparando tu convicción con la de tu asesino. La lucha entre la civilización y la barbarie. Tu asesino representa la barbarie. Y tus queridos padres son el ejemplo vivo de la civilización que sufre la amenaza de esa barbarie.

Thursday, March 03, 2005

La Unió dels il.lusionistes

Max Gallo (*): L’Union des illusionnistes
Le Figaro, 02/03/2005.

Assez de mensonges à propos de l’Europe ! Il faut les dénoncer puisque les illusionnistes sont à nouveau sur les estrades, à gauche, au centre, à droite, pour nous faire croire qu’une abstention massive à un référendum signifie un oui enthousiaste à la Constitution, pour nous faire rêver de châteaux en Espagne et nous faire acclamer leurs chimères.

Ils nous disent : l’Europe c’est la paix, la sécurité, des droits fondamentaux, un modèle social, la croissance, une monnaie forte, le contrepoids indispensable aux Etats-Unis, une puissance et une politique étrangère, conditions de l’équilibre mondial, un peuple européen de 450 millions de personnes où coexistent et sont respectées toutes les cultures, toutes les religions, toutes les races. Et, dans dix ou quinze ans, l’entrée de la Turquie parachèvera ce modèle ouvert, tolérant, harmonieux. L’Europe, économie sociale de marché, fédération d’Etats-nations, construction inédite, c’est le modèle envié et l’espoir !


Et ils ajoutent, dernier tour de passe-passe, que l’Europe, ce tout décisif, ce modèle, qui fixe la longueur des lacets et le taux du déficit budgétaire, ne relève pas de la politique ! C’est une idée pure. Applaudissez donc, braves gens ! Célébrez avec nous ce miracle : des peuples qui s’unissent pacifiquement pour n’en former qu’un. Et le non à cette Immaculée Conception, à cette Constitution, ce sera le chaos, le néant, la fin de l’espérance. Non pas un échec pour les élites aveugles, mais la mort de l’Europe.

Assez de ces entourloupes ! Il y a plus de dix ans, à Maastricht, les bonimenteurs ont donné leur première représentation et ont arraché quelques applaudissements du bout des doigts. Ils recommencent avec les mêmes tours, les mêmes anathèmes. D’un côté le Bien, de l’autre le Mal. Le oui c’est l’intelligence, le non c’est la bêtise, non pas l’expression du désir d’une autre Europe mais la nostalgie du chauvinisme, du totalitarisme et toujours la rancoeur d’une ambition rancie et déçue.

Seulement voilà, le temps s’est écoulé, l’expérience est faite, les trucages dévoilés, les lapins ne sortent plus des chapeaux, on sait qu’on est au grand guignol. Les promesses des illusionnistes, ce «futur» de l’Europe, c’est déjà, pour les peuples, du passé !


Sécurité, paix ? Le 11 mars 2004, terrorisme et massacre à Madrid. Aux Pays-Bas, on égorge un artiste mal pensant et les députés qui veulent clamer la vérité sont menacés de mort. Aux marges de l’Union européenne — mais en Europe, à Dubrovnik, à Sarajevo, à Belgrade, à Pristina — la guerre a eu lieu. Nous ne sommes, pas plus qu’ailleurs dans le monde, à l’abri de rien.

Modèle social ? Croissance ? En fait, record du nombre de chômeurs et déficit accablant de croissance. Pauvreté et inégalités en hausse. Recherche en panne.

Economie sociale de marché ? Elle s’appelle délocalisations, dumping social, inexistence d’une politique économique commune. Concurrence des productions extra-européennes : demandez aux patrons et aux ouvriers du textile !

Puissance, politique étrangère, contrepoids ? La crise irakienne a renversé les apparences. Chacun pour soi selon sa pente. Reste l’Otan, c’est-à-dire les Etats-Unis. Et comment à vingt-cinq ou à trente serait-il — techniquement — possible de définir des objectifs communs — sinon des phrases creuses — et de forger des moyens, de prendre des décisions ? Impuissance garantie alors que la Turquie admise, nos frontières seront — avec le Turkestan, l’Iran, l’Irak, la Syrie, la Géorgie — ces zones instables, ces plaies ouvertes.

Un peuple européen vivant dans l’harmonie ? Au vrai, dans chaque pays membre, on repère des tensions religieuses — avec l’islam —, un regain de racisme, de l’antisémitisme. Des manifestations chaque jour plus fortes du communautarisme ethnique et religieux. Qu’en sera-t-il au moment où la Turquie, avec son poids démographique, sera membre à part entière de l’Europe ? Car personne n’est dupe : tout est joué déjà. Les crédits ouverts. Le premier ministre turc présent à Rome au moment de la signature du traité constitutionnel.


Double jeu, cartes truquées : c’est exemplaire du fonctionnement de cette démocratie virtuelle et chimérique qu’est la démocratie européenne. Aucune constituante élue — mais une convention autodésignée — n’a élaboré le traité. En cas de refus par un peuple : on fera revoter. Giscard l’a annoncé : «Si les Français votaient non, il faudrait leur dire : vous avez un an pour réfléchir et vous pourrez revoter.» Faut-il s’étonner que cette démocratie d’approbation n’intéresse pas les citoyens ? A chaque consultation électorale européenne, les abstentionnistes sont de plus en plus nombreux. Mais peu importe aux illusionnistes. La salle est vide, mais ils continuent leurs tours de magie devant un peuple européen virtuel. Car il n’y a pas de peuple européen mais des peuples en Europe, enracinés dans des histoires nationales, une langue, une culture, des politiques, attachés à ce qu’on appelle une nation, lieu où s’exerce la démocratie, où se fonde l’identité, où se manifeste la souveraineté.

Or l’Europe, sous couvert de l’existence d’un peuple européen virtuel, déconstruit tout cela sans parvenir à bâtir autre chose qu’un marché, une bureaucratie et des chimères qui émasculent les nations, sans donner la puissance à l’Union.


Il suffit, pour démonter ce mécanisme, de regarder les billets de l’euro et d’analyser le fonctionnement de la monnaie européenne. Sur les billets ne figure aucun «vrai» monument de l’histoire européenne, alors que de l’Acropole à Notre-Dame, du pont du Gard au pont de Prague, ils sont innombrables et sont les témoignages d’une histoire complexe, d’une culture nationale, d’une foi. Mais les illusionnistes ont préféré à cette réalité une architecture européenne virtuelle. Par lâcheté, peur de choisir, ils ont refusé la vérité de l’histoire au bénéfice de ce rien, de cette chimère. Et cette monnaie sans âme, comment pourrait-elle devenir l’instrument efficace d’une politique économique répondant aux besoins, alors qu’elle est gérée par une Banque centrale elle aussi déracinée, ne dépendant que de l’idéologie de gnomes indépendants des gouvernements et des peuples ? Et l’on entend pourtant nos magiciens répéter sur les estrades que la Constitution mettra fin au «déficit démocratique» alors que les 448 articles et les 75 annexes de ce texte sacralisent cette démocratie chimérique et les politiques qui ont conduit à la stagnation économique, à la surévaluation de l’euro par rapport au dollar, ce qui ronge la croissance.


Cette Constitution — qu’on ne pourra réformer — tente de sanctuariser ce qui a été fait, empêchant ainsi, alors que le monde est en pleine transformation — une révolution ! —, l’adaptation des nations européennes à la nouvelle donne. Or le futur de notre continent — s’il veut rester vivant —, ce ne peut être cette illusion qui n’est déjà plus du passé. L’avenir dépend des liens que noueront quelques nations se retrouvant dans le décor des institutions européennes pour définir souverainement des projets communs précis. Comme le furent Airbus ou Ariane. Non par vanité des pays qui les composeront. Mais parce que la géographie, l’histoire, la politique le dictent.

La France et l’Allemagne sont — géographiquement — la colonne et la clé de voûte de l’édifice. Sans l’une d’elles, pas d’Europe. C’est un devoir européen d’oser affirmer, loin des phrases creuses sur l’égalité entre les nations — une évidence —, cette responsabilité majeure. Mais il faut d’abord dire non aux chimères et aux illusionnistes. Ils défont sans construire autre chose que des impuissances et des frustrations : des aberrations comme la directive Bolkestein qui organise la destruction des rapports sociaux au prétexte de libre concurrence. Et il y a pire dans l’ordre du symbolique.


Il était autrefois, au XIXe siècle, un patriote italien, Giuseppe Mazzini, qui se battait pour que naisse sa nation. Il avait créé la Giovane Italia puis en exil, en 1834, la Giovane Europa — la jeune Europe. Pas de contradiction pour lui entre patrie unifiée et souveraine et Europe. Naturellement, l’Italie fut l’une des six nations fondatrices de l’Union européenne. Mais il y a quelques jours le président de la Commission a décidé que les conférences de presse de cette Commission ne seraient plus traduites en Italien. Cette décision — bureaucratique — reste significative. L’importance de la langue de Mazzini — et celle de Dante dont La Divine Comédie exprime l’âme européenne — est niée comme ont été écartés les «vrais» monuments de l’histoire européenne sur les billets de l’euro. C’est la logique chimérique et destructrice de l’Europe des illusionnistes. Pour eux, le faux c’est le vrai. L’impuissance la puissance. L’Europe la Turquie. L’italien un idiome parmi d’autres. L’abstention l’enthousiasme.

Mais ils ne savent pas encore que leur futur c’est déjà du passé.


(*) Vient de publier La Croix de l’Occident, Fayard.

Quines són les fronteres europees ?

Alain Laquièze (*): Quelles sont les frontières européennes ?
Le Figaro, 02/03/2005.

«La seule frontière que trace l’Union européenne est celle de la démocratie et des droits de l’homme.» Ainsi s’exprimait le Conseil européen en 2001, dans la déclaration de Laeken sur l’avenir de l’Union, rappelant son attachement aux valeurs fondamentales de la démocratie libérale, énoncées déjà au sommet de Copenhague en 1978, et constamment reprises depuis lors, aussi bien dans le traité de Maastricht, dans le traité d’Amsterdam que dans le traité établissant une Constitution pour l’Europe, signé à Rome, le 29 octobre 2004. L’article 1-58 du traité «constitutionnel» prévoit en effet que l’Union est ouverte à tous les Etats européens qui respectent ces valeurs.

Aucun document officiel issu des institutions communautaires ne s’est d’ailleurs hasardé à esquisser une définition géographique de l’Europe, et en particulier à aborder la délicate question de ses frontières à l’Est. Il n’a jamais été question d’adopter une définition culturelle de l’Union, telle que nous l’enseigne l’histoire. Sur le continent, il existe pourtant une ligne de partage entre les peuples chrétiens d’Occident et les peuples orthodoxes et musulmans que l’on peut dater de la division de l’Empire romain au IVe siècle et de la création du Saint Empire romain au Xe siècle.

Cette frontière culturelle, du nord au sud, sépare la Finlande et les Etats baltes de la Russie, coupe en deux la Biélorussie, l’Ukraine et la Roumanie, et descend jusque dans les Balkans où elle coïncide avec la division historique entre les empires austro-hongrois et ottoman (la carte reproduite par Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, O. Jacob, 1997, p. 174).

En choisissant de se définir par des valeurs, dont la portée est universelle, l’Union européenne reconnaît que ses frontières sont ouvertes et que tout Etat qui les adopterait et s’engagerait à les promouvoir pourrait, s’il le souhaitait, la rejoindre. L’ancien président de la Commission, Romano Prodi, ne déclarait-il pas, lors de la séance inaugurale de la Convention sur l’avenir de l’Europe, le 28 février 2002, que l’Union «est l’unique tentative concrète de réaliser une mondialisation démocratique» ? Dans ces conditions, il n’est pas exclu que l’Union des Vingt-Cinq s’élargisse à bien d’autres pays, notamment ceux qui sont membres du Conseil de l’Europe, parmi lesquels figurent l’Azerbaïdjan, la Fédération de Russie, la Turquie et l’Ukraine, mais peut-être aussi, à plus long terme, à d’autres Etats tels qu’Israël, les pays du Maghreb, voire même l’Irak, enfin pacifié et démocratique.

L’absence d’un territoire déterminé laisse mal augurer d’une qualification étatique de l’Union européenne. Classiquement, un Etat moderne s’emploie à fixer les bornes spatiales de sa souveraineté et à faire dresser une cartographie précise de ses frontières. En France, il faut attendre le règne de Louis XIV pour que des cartes détaillées du royaume soient publiées. Rien de tout cela pour l’Europe contemporaine.


(*) Professeur de droit public à l’université d’Angers, coauteur avec Anne Paynot de la note «L’Union européenne tend-elle à devenir un Etat ?», Fondation pour l’innovation politique, novembre 2004.

Monday, February 28, 2005

I si Bush té raó ?

Guy Sorman: Et si Bush avait raison ?
Le Figaro, 26/02/2005.

Le gouvernement américain a peut-être gagné la guerre en Irak. En tout cas, il ne l’a pas perdue ; les images des électrices irakiennes le 30 janvier dernier — brandissant le V de la victoire, les doigts maculés d’encre violette, au sortir des urnes — auront, dans l’opinion américaine, justifié les épreuves et comme effacé la mémoire des victimes. Il est étonnant que plus de mille soldats américains tués en Irak n’aient pas soulevé là-bas une émotion particulière, et les raisons qui furent initialement invoquées pour intervenir — les armes de destruction massive — sont à peu près oubliées : la guerre apparaît rétrospectivement comme juste — une guerre à la fois contre le terrorisme et pour la démocratie. On rappellera en particulier, parce que c’est rarement signalé en Europe, que plus de trois cent mille cadavres, exécutés du temps de Saddam Hussein, ont été exhumés de charniers découverts par l’armée américaine. Même l’opposition démocrate à George W. Bush est à peu près ralliée à l’intervention armée, à commencer par la prochaine candidate, Hillary Clinton. La paix soudain possible entre Israéliens et Palestiniens renforce aussi l’analyse de Bush et du clan conservateur qui, depuis quatre ans, subordonnaient toute négociation à une démocratisation préalable du camp palestinien ; la mort d’Arafat aidant, le nouveau président palestinien semble avoir été élu dans des circonstances plus démocratiques que tous les leaders du monde arabe.

Toujours au bénéfice de George W. Bush, les élections en Afghanistan ont légitimé Hamid Karzaï, qui fut initialement désigné de manière arbitraire. En Arabie saoudite, la monarchie a organisé des élections municipales, prélude aussi à une consultation démocratique plus vaste ; les émirats du golfe Persique s’ouvrent aux débats politiques et le Qatar convoque pour la fin mars une conférence sur la démocratie et le libre-échange. Le souverain de Jordanie a déclaré qu’il était impossible de gouverner le monde arabe de manière despotique et, en Egypte, fait sans précédent, des candidats se dressent contre Hosni Moubarak.

Le vaste dessein des conservateurs — celui de redessiner la carte du Proche-Orient comme préalable à la paix, au développement économique et à l’éradication du terrorisme — paraissait, quand il fut énoncé, une forme de délire idéologique ; à ce jour, il est presque réaliste.

Les Européens, les Français et les Allemands particulièrement, en sont quelque peu embarrassés ; n’avaient-ils pas promis, gouvernants et médias réunis, que la rue arabe se soulèverait, que l’islam s’embraserait, que l’armée américaine s’enliserait, que les attentats terroristes se multiplieraient, et que la démocratie ne décrétait ni ne s’exportait ? Ces drames ne se sont pas produits ; soit Bush a de la chance, soit il est trop tôt pour en juger, soit son analyse n’était pas fausse.

Il semble acquis, en tout cas, que les principes de la démocratie libérale sont parfaitement compris dans le monde arabe ; les Européens, trop sceptiques, avaient sous-estimé le désir de liberté de ces nations. Avant les dictatures militaires installées dans les années 50, bien des nations arabes avaient expérimenté des Parlements élus, une presse libre, des universités ouvertes. L’intervention américaine aura permis de renouer avec cette tradition libérale tandis que les dictateurs, comme les islamistes radicaux, sont marginalisés.

Le temps d’un premier bilan, provisoire, est donc arrivé des deux côtés de l’Atlantique. Chez Bush et les conservateurs, les élections en Irak ont confirmé une confiance satisfaite en leur idéologie : ils continueront donc à exporter la démocratie et ils n’excluront aucune option pour y parvenir. L’intervention militaire est l’une de ces options, l’armée américaine ayant démontré sa supériorité absolue et sa capacité d’absorber des pertes humaines. Les dirigeants américains se perçoivent donc de plus en plus comme une force révolutionnaire, contre le despotisme oriental et contre les forces du statu quo européennes.

En face, les Européens restent divisés et désorientés. Les Britanniques, l’Europe du Nord (Danemark, Pays-Bas) et de l’Est (Pologne, République tchèque, Slovaquie) partagent à peu près l’idéologie démocratique américaine, mais ni les Français, ni les Allemands, ni les Belges ne s’y résolvent. La France, la Belgique et l’Allemagne apparaissent comme immobiles, satisfaites de la carte du monde telle qu’elle existe, disposées à s’accommoder des tyrannies chinoise, russe, nord-coréennes ou iranienne ; les élites politiques et économiques de ces nations estiment que le commerce et la diplomatie valent mieux que l’écriture de l’histoire et l’exportation de la démocratie.

Seul le Liban, dans la diplomatie française, fait exception au principe de statu quo. Parce que la Syrie n’est pas dangereuse ? Mais ce n’est pas le gouvernement français qui a provoqué la révolte des Libanais ; comme l’a déclaré Walid Joumblatt, le leader historique des Druzes, jusque-là notoirement antiaméricain : «Le soulèvement contre l’occupation syrienne a été rendu possible par l’invasion américaine de l’Irak.» Au total, l’absence d’une vision globale dans le camp franco-allemand ne constitue pas un projet dynamique qui puisse rivaliser avec celui des Américains.

Si George W. Bush et les conservateurs américains feignent d’hésiter entre les deux options, la diplomatie ou la guerre, n’y croyons pas trop : l’hésitation sera de courte durée. À moins que les Européens n’obtiennent un dégel de l’Iran, de la Russie et de ses satellites comme la Biélorussie ou de la Corée du Nord dans les tout prochains mois, le gouvernement américain engagera une deuxième vague de démocratisation. Les conservateurs à Washington sont persuadés que les peuples opprimés souhaitent cette deuxième vague et probablement, s’ils pouvaient voter, les Egyptiens n’éliraient plus Moubarak, les Tunisiens se débarrasseraient de Ben Ali, les Chinois du Parti communiste et les Iraniens des ayatollahs. Poutine, en Russie, résisterait-il à une presse libre ? Ce n’est pas certain. En France, foyer historique des droits de l’homme, on ne peut oublier complètement ce désir de dignité dans toutes les nations.

Wednesday, February 16, 2005

Adler.— Pourquoi a-t-on tué Rafic Hariri ?

Alexandre Adler: Pourquoi a-t-on tué Rafic Hariri ?
Le Figaro, 16/02/2005.

Dans l’Union soviétique stalinienne, selon la savoureuse formule d’Annie Kriegel, les grands procès remplaçaient avantageusement les congrès. C’était là, au banc des accusés, que l’on pouvait comprendre à demi-mots les politiques que Staline avait combattues et la ligne stratégique qu’il faisait adopter. Il suffisait ainsi d’interpréter correctement le procès des maréchaux autour de Toukhatchevski pour appréhender le début de l’infléchissement de Moscou vers l’Allemagne hitlérienne, deux années et demie avant le faux coup de tonnerre du pacte germano-soviétique.

Chez les Syriens, adeptes nostalgiques mais plus frustes encore des méthodes staliniennes, le procès aura été remplacé par le meurtre pur et simple, ce meurtre dont Montesquieu nous disait qu’il était le principe régulateur des despotismes. L’assassinat de Kamal Joumblatt, quelques mois après le premier armistice survenu dans la guerre civile libanaise, manifestait l’abandon définitif par Damas de son alliance avec les Palestiniens et le début du dialogue stratégique avec les Etats-Unis. L’assassinat de Bachir Gemayel, en 1982, exprimait, cette fois-ci, le tournant de gauche d’un Etat syrien désormais allié étroitement au chiisme iranien du Hezbollah et capable de mettre en échec Israël, les Etats-Unis et la France. Les assassinats groupés de Dany Chamoun et de quelques autres astres moins brillants de la constellation chrétienne en 1991, rappelaient que la Syrie était désormais en mesure d’administrer directement le Liban, notamment chrétien, avec l’assentiment des Etats-Unis. Que signifie donc l’assassinat spectaculaire de Rafic Hariri dans cette logique de meurtre sémiologique si distinctif du pouvoir syrien dans son exercice normal ?

La Syrie traverse une fois de plus une phase extrêmement tendue et difficile de sa brève existence d’Etat : le pays est en effet une caricature de ces montages minoritaires dont le Baas s’est montré friand. La Syrie est l’expression parfaite d’une construction artificielle où 12% de la population, la secte syncrétiste des alaouites — mélange de chiisme hétérodoxe, de cryptochristianisme johannique et de rémanences zoroastriennes — contrôle à elle seule cent pour cent du pouvoir militaire et exerce un ascendant indiscuté sur le pouvoir politique. Cette construction est devenue proprement intenable avec l’effondrement du système Saddam en Irak. Comme Hafez el-Assad était un politique habile et modéré dans ses intentions stratégiques, sinon dans ses méthodes, les alaouites n’ont tout de même pas créé en Syrie un système despotique comparable à celui de l’Irak.

La Syrie pourra donc être préservée d’une explosion, pour peu que les alaouites commencent à faire place de plus en plus à la communauté majoritaire du pays, les sunnites. Tous les détenteurs du pouvoir syrien sont d’accord sur cet objectif, mais ils se divisent radicalement sur la suite. Pour simplifier, les uns sont tentés par une fuite en avant militaire et terroriste, où la population sunnite, attirée par l’islamisme radical, se retrouvera dans un front uni nationaliste et anti-américain avec le pouvoir. Déjà fort engagés dans une réconciliation totale avec le Baas de Saddam Hussein au début de 2003, les nationalistes avaient aussi de longue main négocié une amnistie générale pour la direction des Frères musulmans réfugiés en Allemagne depuis des années. Ce sont ces mêmes hommes — parmi lesquels figurent en bonne place les vieux associés sunnites d’Assad père : Farouk Chareh, le ministre des Affaires étrangères, et Abdel-Halim Khaddam, le vice-président de la République —, qui ont jeté toute leur énergie dans le soutien à l’insurrection irakienne, fournissant notamment à al-Zarqaoui et à une branche très prosaoudienne d’al-Qaida, le gîte et le couvert.

L’autre tendance, représentée par une génération plus jeune, souhaitait, au contraire, prendre acte du changement intervenu, retrouver une forme de dialogue avec les Etats-Unis et même coopérer ponctuellement avec ceux-ci dans la traque d’Oussama ben Laden. Bachar al-Assad, moderniste hésitant mais sincère, nostalgique de ses études londoniennes et ami par intermittence du roi de Jordanie Abdallah, soutenait la seconde option.

Or, ce conflit des Anciens et des Modernes est formidablement compliqué par les questions libanaises. Car les Anciens et les Modernes, à Damas, se retrouvent tout de même sur un rejet absolu de tout retrait du Liban, tant la société syrienne ne survit aujourd’hui que par la véritable perfusion opérée par l’économie libanaise, dans tous ses segments, depuis les mandats des ouvriers syriens immigrés sur les chantiers de Beyrouth, jusqu’au butin raflé par les généraux de l’armée d’occupation. A l’inverse, les partisans de l’indépendance libanaise n’ont cessé de s’enhardir à mesure que le rapprochement franco-américain en cours faisait peser sur la Syrie une pression de plus en plus insupportable. Les élections législatives libanaises prévues pour le printemps prochain signifieront, après les élections palestiniennes et irakiennes, l’expression d’un pouvoir populaire très largement acquis au retour à l’indépendance et reposant, au plus haut niveau, sur la réconciliation des deux grands adversaires de la guerre civile des années 70-80 : les chrétiens groupés autour du patriarche maronite, le cardinal Sfeir, et les Druzes de Walid Joumblatt.

Le ralliement du premier ministre sunnite Rafic Hariri, après que ce dernier a claqué la porte du gouvernement pour protester contre l’obstination syrienne, achevait le processus d’encerclement de Damas. Il fallait en sortir. Mais pourquoi ce meurtre si spectaculaire ?

Dans l’état actuel des choses, il est peu probable que les diverses communautés libanaises vont se trouver impressionnées au point de renoncer à leur démonstration de force électorale, ni que les Etats-Unis et la France reculeront devant cette manifestation de résolution de Damas. Il ne nous reste donc qu’une explication légèrement plus complexe, qui nous renvoie au bras de fer actuel au sein du pouvoir baasiste-alaouite de Damas : en précipitant la crise, l’aile dure du régime a choisi la voie de l’affrontement et de l’alignement sur le radicalisme sunnite. L’Iran est de plus en plus méfiant à l’égard de son allié syrien, et le chef du Hezbollah libanais lui-même, Hassan Nasrallah, avait commencé, sous les ordres de Téhéran, un début de dialogue avec Rafic Hariri et Walid Joumblatt pour se rallier à l’indépendance du Liban.

Nous en arrivons ainsi à la conclusion provisoire que le terrible meurtre de Rafic Hariri vise prioritairement Bachar al-Assad et le réduit modéré occidentaliste à Damas ; il annonce la grande rupture stratégique de vieux alliés de vingt ans, la Syrie et l’Iran, dont l’un ne peut se résigner au basculement chiite de l’Etat irakien, et l’autre ne peut faire autrement que de le soutenir, parfois pour des raisons plus émotionnelles que stratégiques.

Tuesday, February 15, 2005

Ben Ami.— «Le sionisme est pluriel et démocratique»

Un entretien avec l’ancien ministre israélien des Affaires étrangères sur l’intelligentsia européenne et le mouvement national juif.

L’historien et ancien ministre israélien des Affaires étrangères Shlomo Ben Ami a participé, à la fin du mois dernier, à une discussion qui s’est tenue à la Royal Geographical Society de Londres sur le thème : «Le sionisme est-il aujourd’hui l’ennemi principal des Juifs ?», en présence d’autres intellectuels comme Avi Shlaim, Rafy Israëli et Amira Haas. Il poursuit dans Le Figaro ce débat entamé outre-Manche.

Propos recueillis par Alexis Lacroix.
Le Figaro, 14/02/2005.

LE FIGARO.— Vous avez participé récemment à un débat sur le thème : «Le sionisme est-il aujourd’hui l’ennemi principal des Juifs ?» Après cinquante mois d’intifada, Israël peut-il échapper à la «délégitimation» morale qui le frappe ?

Shlomo BEN AMI.— Je me réjouis que Mahmoud Abbas, le nouveau leader palestinien, ait rompu avec l’attitude compulsive de son prédécesseur, qui n’a jamais cessé de surfer sur la vague du martyre et de la mort. Ce courage et cette lucidité donnent toutes leurs chances à la reprise d’un processus politique entre Israël et les Palestiniens. Israël est confronté depuis quelques années à une crise morale et politique qui est circonstancielle et non pas inscrite dans son code génétique. Notre Etat traverse une phase de son histoire qui ressemble, par bien des aspects, à celle qui a touché les nations occidentales à l’âge moderne. Sa situation est dominée par le conflit de deux nationalismes concurrents. Ce conflit est soluble au travers d’un compromis reposant sur notre séparation territoriale et politique d’avec les Palestiniens. Aussi Hubert Védrine n’a-t-il pas tort de nous exhorter à la réconciliation avec les Palestiniens, en nous inspirant de l’exemple des Français et des Allemands. J’ajouterais cependant pour ma part qu’entre nous et les Palestiniens, la paix devrait d’ailleurs exiger bien moins de temps — et de sang — qu’entre ces derniers.

Un climat nouveau semble s’annoncer. Est-il dû à la détermination des Européens d’accompagner, aux côtés des Américains, la reprise du dialogue israélo-palestinien ?

Le simple fait que des élections démocratiques et transparentes aient pu se dérouler dans les Territoires palestiniens constitue à soi seul un signe extrêmement encourageant. Mais ce qui m’inquiète et m’afflige, alors même que l’Union européenne réclame de jouer un rôle politique au Proche-Orient, c’est la fascinante incompréhension dont certains secteurs de l’intelligentsia européenne continuent de faire montre à l’égard du sionisme.

Dans ces franges de l’opinion, on n’assisterait donc plus seulement, à vous entendre, à la réprobation d’Israël...

J’ai le sentiment que l’ensemble de l’aventure sioniste est en butte à une diabolisation acharnée. L’argument selon lequel, «aujourd’hui», comme le suggère le titre de nos rencontres londoniennes, le sionisme serait une menace pour les Juifs eux-mêmes est un prétexte commode pour dénier à l’Etat d’Israël sa légitimité. De nombreux secteurs de l’opinion européenne restent persuadés que la paix ne sera possible entre Israéliens et Palestiniens que dans le cadre d’un Etat unique, binational et multiconfessionnel. Et ils font valoir que la religion ne saurait fournir un fondement approprié à une existence étatique. Comme si les Etats européens n’étaient pas historiquement des républiques chrétiennes ! Comme si les Etats arabes qui entourent Israël étaient des parangons de diversité religieuse ! Je serai bien le dernier à dénoncer comme un antisémitisme caractérisé la moindre critique formulée à l’encontre de l’Etat d’Israël. Reste qu’un processus mental particulièrement pervers est à l’oeuvre. Il consiste à ériger une politique contestable en prétexte à la délégitimation d’un Etat et à la flétrissure des principes qui le fondent. La satanisation d’Israël a passé les bornes de la simple critique politique légitime pour dégénérer en atteinte du droit des Juifs à l’autodétermination.

Atteinte du droit des Juifs à l’autodétermination... Que voulez-vous dire ?

L’approche selon laquelle Israël est un Etat à l’essai, dont il est autorisé de contester la raison d’être, revient à dénier aux Juifs le droit de vivre comme membres égaux de la famille des nations. Une telle dérive n’a pas commencé avec l’intifada dite d’al-Aqsa. Dès le début des années 50, l’historien britannique Arnold Toynbee avait déjà commencé à nous comparer aux nazis. La tentative de nazifier le sionisme — qui est une manière commode de banaliser la Shoah — remonte aux premières années de l’existence d’Israël.

Selon nombre de ses défenseurs, le sionisme a échoué sur un point : assurer la sécurité des Juifs...

Ils se trompent. Historiquement, le sionisme a été une réponse à deux menaces majeures : la menace d’une destruction physique des Juifs et celle d’une dilution de leur identité culturelle et religieuse. L’Etat d’Israël vint trop tard pour empêcher l’anéantissement physique du judaïsme européen. En revanche, il a arrêté le processus de dilution identitaire entamé avec l’Emancipation. Jamais les communautés juives occidentales n’ont bénéficié d’autant de sécurité et de prospérité que depuis la création de l’Etat d’Israël. Et ceux des Juifs qui, dans les pays arabes par exemple, n’avaient aucune chance d’accéder à un niveau de vie décent, ont pu jouir en Israël d’une existence souveraine. Leur expliquer maintenant que le sionisme est une menace pour eux est une plaisanterie macabre.

Le philosophe Gershom Scholem a qualifié le sionisme de «retour utopique des Juifs à leur propre histoire». Faites-vous vôtre cette définition ?

Le sionisme n’est pas un dogme religieux car il a toujours eu la forme d’un mouvement large, pluriel et démocratique. Aujourd’hui, l’ensemble des sondages d’opinion réalisés en Israël révèle qu’une très large majorité d’Israéliens admet que la phase territoriale du sionisme est close. Bien que les Palestiniens aient rejeté l’Etat qui leur était offert par trois fois — en 1937, en 1947 et en décembre 2000 —, leur droit à l’autodétermination est tenu pour inaliénable par l’écrasante majorité de mes compatriotes. Même le premier ministre Ariel Sharon s’est adressé en ces termes aux colons : «Vous avez développé dans vos rangs un dangereux esprit messianique. Et mon expérience m’a révélé que l’épée ne peut seule apporter la solution», avant d’ajouter : «Nous ne voulons pas dominer des millions de Palestiniens». Au long de l’histoire du mouvement national juif, les «anticorps» éthiques de l’idéologie sioniste n’ont d’ailleurs jamais été pris en défaut.

Parce que Israël est une démocratie ?

Comme l’a expliqué Yitzhak Zamir, qui fut juge à la Cour suprême israélienne, Israël est la seule nation du monde dans laquelle les cours de justice civiles peuvent largement statuer sur les actions militaires. Pour preuve, l’intervention de la Cour suprême israélienne, qui a contraint le gouvernement à modifier le tracé de la barrière de sécurité en Cisjordanie. Les organisations des droits de l’homme offrent, avec les éditorialistes indépendants qui éclairent la tragédie palestinienne, des repères à une nation aspirant à concilier les exigences de la sécurité et le respect des valeurs morales. J’ai été renforcé dans ma foi dans l’idée sioniste par l’évidente défaite politique et morale du mouvement des colons, dans la bande de Gaza et au-delà.

A vous entendre, l’Europe démocratique donnerait libre cours à ses «penchants criminels». N’est-ce pas exagéré ?

En 1975, à une époque où il n’existait aucune implantation et où l’OLP n’assumait pas la solution de deux Etats, une résolution assimilant le sionisme au racisme a pu être adoptée à l’ONU sans provoquer un tremblement de terre en Europe. Trente ans seulement après l’Extermination, cette apathie européenne en disait plus long sur l’inaptitude des Européens à résoudre leur complexe juif que sur Israël. En 2002, la bataille de Jénine, avec ses 75 victimes — parmi lesquelles 23 réservistes israéliens — a été transmuée en métaphore de Stalingrad. Dans la bouche de José Saramago, elle devint même l’équivalent d’Auschwitz... Face à ce type de bacchanales sémantiques, il faudrait se demander si la propension à appliquer aux actions des Israéliens des analogies avec la Shoah n’est pas une tentative de se défaire d’un sentiment de culpabilité touchant à la «question juive».

Pouvez-vous préciser ?

L’Europe a traversé d’interminables guerres de religion, est passée par deux guerres mondiales et a perpétré un génocide majeur avant de résoudre ses antagonismes nationaux endémiques. Autant de raisons de se montrer perplexe face au doigt accusateur qu’elle pointe aujourd’hui sur nous, Israéliens, comme si elle avait tout oublié de l’amère signification des guerres nationales. Une des sources du malentendu entre l’Europe et Israël tient à leur rapport divergent à l’histoire. Nous vivons à l’heure du «post-national», et ce qui était jadis considéré comme un conflit national est interprété à la lumière de la culture des ONG et de la nouvelle religion de l’âge post-historique : celle des droits de l’homme. Les Juifs, par la faute de l’Etat d’Israël, semblent enlisés dans l’historicité alors même que l’Europe s’est joyeusement délestée de sa propre histoire et de la politique de puissance. Ce contexte inédit constitue un défi immense pour Israël et pour la légitimité du mouvement national juif. Les Juifs n’ont pas survécu aux horreurs de l’Extermination pour se retrancher derrière une muraille de convictions qu’ils opposeraient au reste du monde. Yitzhak Rabin à Oslo, puis le gouvernement que j’ai servi, lors des négociations de Camp David et de Taba, ont été animés par le souci d’imaginer une solution politique à notre conflit avec les Palestiniens. Il faut rendre l’existence nationale juive légitime aux yeux de ceux qui s’en considèrent les victimes. La légitimité qui importe vraiment pour un peuple, c’est celle que lui reconnaissent ceux qui déclarent être ses victimes.